Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche. L'accession au trône du roi Christian IX de Danemark provoqua la guerre (1er février au 12 mai 1864) qui se solda par la perte des duchés de Schleswig et de Holstein.
Copenhagues, le 26 février 1864
Enfin me voici à Copenhague; mais cela n’a pas été sans peine.
Depuis que l’armée austro-prussienne a interdit la route par Kiel, on n’a pas encore eu le temps d’organiser le service entre l’Allemagne et le Danemark. Les glaces n’ayant pas permis au bateau à vapeur d’avancer jusqu’à Lübeck. Il m’a fallu l’aller chercher à Travemünde, petit village propre et coquet où le beau monde va, pendant la belle saison, s’étaler de fraiches toilettes, manger un petit poisson qu’on ne manque guère là et prendre les bains de mer.
De Lübeck à Travemünde
Une voiture de poste m’a conduit en deux heures et demie de Lübeck à Travemünde (18 km), à travers des plaines immenses, couvertes de plusieurs pieds de neige, et en traversant sur un bateau plat, un petit bras de mer à moitié glacé.
De Lübeck à Copenhague
À onze heures du soir, je prenais possession de ma cabine à bord du petit steamer suédois, qui, pour le moment fait seul le service entre Lübeck et Copenhague.
La nuit, le vent ayant fraichi et la mer étant devenue houleuse, nous ne pûmes arriver à notre destination que le lendemain à six heures du soir, ainsi qu’on nous l’avait fait espérer. Il nous fallut relâcher dans une petite ville de la Suède, à Malmoe. Je profitai de la circonstance pour visiter la ville, que je trouvai mal éclairée et à moitié inondée par le dégel. Le lendemain au matin, c’est-à-dire le surlendemain de mon départ de Lübeck, nous reprenions notre route, et, à sept heures et demie, nous entrions dans le port de Copenhague.
Rien dans l’aspect général de la ville n’accuse les vives inquiétudes du moment. Les Danois sont très sensibles, mais comme tous les peuples du Nord, ils sont peu expansifs.
Le soir même de mon arrivée, je suis allé au Théâtre Royal; la salle était comble. On donnait un opéra comique traduit de l’allemand, célèbre ici, à peu près entièrement inconnu en France, le Czar charpentier.
Le deuil du roi Frédérick VII
J’ai remarqué que toutes les femmes, à tous les rangs de loges, sans aucune exception, portaient le deuil du roi défunt (Frédérick VII). Assurément ce monarque était de son vivant très populaire en Danemark, mais il l’est devenu plus encore depuis sa mort. Les femmes surtout le regrettent, et elles tiennent à manifester leur deuil en portant des vêtements noirs, couleur qui d’ailleurs est très favorable à leur teint, d’une blancheur et d’une fraîcheur éclatante.
Düppel et l'ile d'Als, théâtre de la guerre
Malgré les forces écrasantes de l’armée alliée relativement à l’armée danoise, on est ici rempli d’espoir. Düppel est une position très forte aujourd’hui, et il sera bien difficile, sinon impossible, aux Austro-prussiens de tourner cette position, en opérant, comme on leur en prête leur projet, sur l’île d’Als au moyen d’un pont jeté sur la droite de Düppel.
Ce pont serait très probablement culbuté par le monitor à deux tours dont les Danois disposent; et qui ne craint pas les boulets que les toits des maisons ne craignent la grêle. Il faudra donc, suivant toutes les probabilités, que les Austro-prussiens attaquent le taureau par les cornes, c’est-à-dire Düppel en face; soit qu’ils cherchent à s’en emparer par un coup de main, soit qu’ils en fassent le siège en règle.
Si l’armée alliée essaye du premier moyen, elle trouvera des soldats qui lui rendront la besogne difficile.
Outre le sentiment national, qui suffirait pour inspirer l’héroïsme des Danois, leur ardeur serait stimulée suffisamment; cet héroïsme est encore commandé par la position extrêmement périlleuse où ils sont placés. Il n’est pas un soldat danois qui ne soit bien pénétré de cette vérité, à savoir que si Düppel tombait au pouvoir de l’ennemi, il ne resterait aux défenseurs du Danemark d’autre alternative que de se rendre ou de mourir dans cette petite île d’Als, où toute retraite est impossible.
C’est donc un combat à outrance qui se prépare à Düppel.
La France ne pourra-t-elle pas venir au secours d’un peuple faible mais généreux qui, à une époque néfaste pour notre pays, nous est resté fidèle et a payé cette fidélité de la perte de la Norvège? On croit, on espère, et cette espérance soutient tous les courages.
En attendant qu’on vienne à leur aide, les Danois s’aident eux-mêmes de leur mieux, et tout ce qui peut être soldat est requis pour la défense de la patrie en danger. Toute la réserve a été appelée sous les armes, et on équipe en ce moment un tiers du renfort. Mais pour bien comprendre tout ce qu’il y a d’exceptionnel dans cet appel d’une partie de renfort, il faut reconnaître l’organisation de l’armée danoise.
La conscription et l'armée obligatoire
En Danemark comme en France tout citoyen doit être soldat.
Le tirage au sort n’a pas lieu comme chez nous à vingt et un ans, mais à vingt-deux. En outre, on peut toujours obtenir, en temps de paix, l’autorisation de n’entrer au service qu’à l’âge de vingt-cinq ans. Cette mesure a pour but de faciliter l’achèvement des études des jeunes gens dont l’instruction ne serait pas terminée à vingt-deux ans.
Les conscrits avant d’appartenir à aucun régiment apprennent durant trois mois à faire l’exercice. Pendant ce temps, ils ne portent pas l’uniforme et ne sont pas astreints à aucun des services militaires tels que monter la garde, etc.
Après cet apprentissage militaire de trois mois, le conscrit endosse l’uniforme et on l’incorpore. En temps de paix le service qu’il doit faire n’excède par une année. A l’expiration de ce temps, il est renvoyé dans ses foyers en qualité de soldat de réserve; mais il ne cesse pas pour cela d’appartenir à son régiment pendant sept ans encore. Deux ou trois fois les militaires de la réserve sont rappelés au régiment pour faire trois ou quatre mois de service.
Après ces huit années d’inscription dans les cadres de l’armée, le citoyen danois se doit encore à son pays pendant huit autres années en qualité de renfort, si les circonstances l’exigent.
On le voit, le temps de paix, le service actif de chaque soldat danois n’est pu de dix-huit mois à deux ans, il peut, en temps de guerre, être porté à seize ans.
Il y a dans l’organisation de l’armée danoise, organisation essentiellement démocratique, une clause qui mérite de fixer l’attention, parce qu’elle atteste du respect qu’on a dans ce pays pour l’instruction.
Dans cette clause, il est dit (illisible)... pourront passer les quinze mois de service actif dans une des écoles spéciales militaires destinées à former des officiers. Après ce laps de temps, les militaires sont, comme simples soldats renvoyés dans leur foyer, mais en premier appel, ils doivent se rendre dans leur régiment, le commandant (illisible) qui leur est réservé. On les appelle commandant de réserve. En temps de paix ils ne peuvent passer le grade de lieutenant. Et en temps de guerre ils peuvent comme du reste tous les soldats danois, aspirer aux postes les plus élevés.
La flotte danoise
La flotte danoise est entièrement prête à agir et les Prussiens leur en fournissent l’occasion. Elle se compose d’un vaisseau à hélices, de quatre grandes frégates à hélices, de trois frégates de moyenne grandeur à hélice, de quatre goélettes, dont deux légèrement cuirassées, également à hélice; de sept canonnières, à hélice aussi; de plusieurs bateaux à vapeur à roues; une dizaine de navires à voiles; d’une cinquantaine de petites canonnières à rames, armées chacune d’un canon; enfin du mortier à deux tours dont j’ai parlé plus haut.
De son côté la Prusse a quelques navires de guerre, et il ne serait pas impossible que cette puissance, qui aspire si visiblement à devenir puissance maritime, ne profite de l’occasion pour se mesurer avec le Danemark, ce que le Danemark désire de tout son cœur.
La flotte prussienne
La flotte prussienne consiste, outre trois frégates à voiles, en quatre frégates à hélice et en vingt canonnières très fortes, douées d’excellentes machines et armées de canons en acier-fondu. Ces canonnières sont stationnées derrière l’île de Rügen. De là elles peuvent déboucher à l’improviste à l’est ou à l’ouest de l’île, et attaquer, si l’occasion paraît favorable, les navires danois en observation le long de la côte.
De Copenhague à Korseur
Demain je quitterai Copenhague pour aller à Korseur (110 km), ce qui sera l’affaire de trois heures par le chemin de fer. Là, je trouverai un navire de guerre danois à bord duquel il m’a été gracieusement accordé passage pour l’île d’Als, que les allemands écrivent Alsen. C’est donc, mon cher directeur, du théâtre même de la guerre que j’aurai le plaisir de vous dater ma prochaine lettre.