CHRONIQUE
Si le soleil s’intéresse encore à la terre - ce dont il est permis de douter - il doit lui tarder d’avoir de ses nouvelles, car il y a longtemps qu’il ne l’a vue.
La mauvaise température
D’épais et froids nuages, qui perdent souvent l’équilibre et tombent brusquement sur le pauvre monde en hermine fondante ou en pilules glacées, couvrent au soleil, cette année, ses contrées de prédilection, celles qu’il ne cesse d’ordinaire de caresser de ses rayons vivifiants pendant qu’à Paris nous grelottons, le givre aux lèvres, les pieds dans la neige boueuse en invoquant le souvenir d’Alphand qui, du haut des cieux sa demeure dernière, ne doit pas être content de voir sa chère capitale, si coquette et proprette jadis, changée en auge où barbotent les Parisiens.
Du froid partout
Il fait peut être beau temps en Laponie; le beau temps n’a pour ainsi dire été qu’un souvenir cet hiver à Nice, à Cannes, à Monaco, et l’on peut se rendre un compte exact de l’état du ciel en Algérie, - refuge aimé des poitrines délicates, - par les nouvelles fraîches qui nous arrivent de notre chaude Afrique.
À Alger, le mauvais temps persiste.
À Aumale, la neige tombe abondamment depuis plusieurs jours. On glisse dans les rues sur deux centimètres de la poudre blanche.
À Constantine, la neige tombe sans interruption. Des équipes d’ouvriers sont occupées à déblayer les rues.
A Souk Ahras, par suite de l’abondance des neiges, la mortalité du bétail devient grande chez les indigènes du pays. Les autorités ont demandé l’accès des forêts pour conjurer de plus grands malheur.
Le train, venant de Blidah à Alger a éprouvé des retards par suite des neiges.
Les communications par chemin de fer entre Médéa et Berrouaghia sont interrompues par le même motif.
Voilà le tableau. Ne vous y arrêtez pas, vous pourriez y attraper un rhume.
Si on gèle un peu partout en ce moment en Algérie, - et ailleurs, - on s’échauffe à Alger en dansant paré et masqué. L’écho d’un Veglione très réussi donné dans les grands salons de la municipalité, nous parvient avec force détails sur les étrangers de distinction qui y assistaient, les hiverneurs de marque descendus en ville pour la circonstance, des hauteurs de Mustapha.
Le Panama qui est partout, qui envahit tout, devait nécessairement figurer dans ce carnaval algérien; il faisait un piteux, mais amusant contraste au milieu des jolis et séduisants dominos noirs et roses des pierrots, des juives tunisiennes, des Méphistos, d’Arlequins et de hussards à la taille de guêpe.
L’isthme infortuné était personnifié par un décavé de Panama, très réaliste sous sa chemise en lambeaux passés sur maillot couleur de chair. Un pareil symbole ne marche pas sans une complainte. Il en avait une, non pas une complainte “fin de siècle” mais “fin de chèque”. Nous en empruntons le refrain à notre confrère M. Henry du Caire, de la Vigie algérienne:
Ah! la sal’idée que j’ai eue
D’acheter des valeurs à lots
On a f...ichu l’Panama dans l’eau
Ma pauv’galette all’est perdue!
All’ s’a fait chopper comme une grue.
On trouve, en général, qu’on ne s’amuse pas assez à Alger, qu’on est trop sobre des plaisirs qui font à Nice, les délices des riches oisifs.
Si l’on veut que ces hirondelles humaines, aux poches bien remplies, moins chassées par le froid, peut-être qu’attirées dans les stations de ses hivernales, par les fêtes qu’on y prodigue et surtout par le jeu, si l’on veut qu’elles partagent leurs faveurs entre le département des Alpes-Maritimes et notre reine africaine, il faut les amuser et s’il se peut, les ruiner au charme de la rouge et de la noire.
Un comité vient de se constituer pour l’organisation de fêtes à donner à Alger pendant la saison d’hiver. C’est lui qui, à ses risques et périls, a donné le Véglione dont nous venons de parler.
Les sauterelles voient toujours par bandes de plusieurs millions dans certaines parties de l’Algérie, mais, en ce moment, elles voient sans agrément à cause de la bise trop rafraîchie.
Un vol très important de ces acridiens s’est abattu ces jours derniers au Pont-de-l’Iseu (?). Ces sauterelles sur la terre gelée se sont vite engourdies et il eût été facile à l’administration d’envoyer sur elles une équipe pour les détruire. Pas plus que les sauterelles engourdies, l’administration en engourdie n’a bougé. Et c’est de quoi l’on se plaint là-bas. Cet été, on retrouvera cette masse d’insectes destructeurs de toute culture, vigoureuse et de bon appétit dans les champs de vigne où se feront en quelques heures la récolte de l’année.
Nous nous plaignons en France du peu d’entrain de nos concitoyens à procréer des êtres à leur image, et par suite de la dépopulation de notre pays, pendant que la population allemande, anglaise et italienne va chaque jour augmentant dans des proportions qu’on peut dire effrayantes.
Nous aurions bien vite rattrapé ces grands états dans la reproduction de leurs semblables si nous avions en France beaucoup de matrones de la fécondité d’une certaine bergère de Blandan qui semble ne se coucher que pour accoucher.
Elle vient de mettre au monde trois enfants, arrivés à terme et parfaitement conformés, qu’elle nourrit tous les trois, de son propre lait. Comme cette même bergère est, il y a dix mois, accouchée d’une paire de jumeaux, également venus à terme et bien constitués, cela fait à l’actif de cette féconde fille des champs, cinq enfants en dix mois et demi. Avec nos félicitations à la mère, nos vis compliments au berger de la bergère.
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Le deuxième mariage tombe à l'eau
Tambour de basque et la danse du ventre, le mariage avec l’espagnole fut consommé.
Mais celui qui s’était détaché du Père éternel et de Moïse pour la fringante castillane, se dégoûta de celle-ci en faveur d’une autre femme, une de ses parentes. Guiguer s’étant dit veuf, il fut agréé par celle qu’il convoitait. Il y a quelques jours, le couple se trouvait à la maison d’Oran pour le bon motif.
Le maire allait entendre le “oui” solennel prononcé par les deux candidats au suprême bonheur, quand une femme entra précipitamment dans la salle, les cheveux en désordre et en poussant un cri strident qui “effraya l’assemblée.
- Halte-là, dit-elle au maire: cet homme ne peut se marier, car il est mon époux. Je suis Inès, sa femme légitime.
Le mari, questionné, avoua que c’était ma foi vrai, que dona Inès de Las Cocas de los Pucheros y Carmoja était bien, en effet, sa légitime épouse. Il donna pour excuse que, n’ayant pas eu de ses nouvelles depuis un certain temps, il l’avait crue morte et par conséquent, libre de convoler.
- Ma demoiselle, dit Haim Guiguer à l’infortunée fiancée, veuillez recevoir l’expression de mes regrets.
- Insolent! fit l’Espagnole outragée. Allons, partons ensemble pour Carthagène, monsieur.
- Bah! il est rare qu’on ne se console pas d’un mariage manqué, et tout me fait espérer qu’il y aura de beaux soirs encore à Carthagène avec accompagnement de castagnettes, de guitare et de tambour de basque, pour le fugitif venu à résipiscence et sa charmante moitié, la senore, Ines de las Cosus de la Pucheros y Carmeja, que Dios guarde.
Oscar Comettant