CHRONIQUE
Tharséas au Sénat, Corbulon dans l’armée,
Ne sont plus innocents malgré leur renommée.
Les déserts autrefois peuplés de sénateurs
Ne sont plus habiles que par des délateurs
(Britannicus)
Variations sur le Panama
Qui que vous soyez qui me faites l’honneur de lire ces lignes, je vous souhaite l’année qui vient de s’ouvrir meilleure que celle qui vient de se fermer.
Que dieu vous bénisse et vous rende sourd et aveugle, si l’on doit encore longtemps parler et remplir les journaux du Panama.
Qui que vous soyez, je vous souhaite avec une bonne santé, - le plus précieux des biens qui nous aide si grandement à supporter tous nos ennuis, - de n’être pas accusé de vous être vendu pour la somme de 500,000 francs - c’est le prix courant - reçus en un chèque panamanesque que vous auriez fait toucher à la banque de France par votre concierge, et dont il aurait été impossible de retrouver ce talon, - pas du concierge, du chèque.
Je souhaite, si malgré les accès d’intempestive vertu dont le Parlement est en proie depuis qu’il a plu à quelques farceurs d’accuser la moitié du Parlement d’avoir fait le trottoir sur la chaussée du Panama - je souhaite, dis-je, si après les désagréments encourus par les représentants de la nation, il vous prenait l’étrange désir de chercher à devenir député ou sénateur, et si vous aviez le malheur d’être élu, je souhaite que votre intelligence soit à la hauteur des périls dans lesquels vous vous serez volontairement précipité.
Montrez-vous prudent en ne prenant jamais part à aucune discussion, en vous abstenant de voter sur quoi que ce soit. Donnez-vous un air bête et faites semblant de ne rien comprendre à rien.
Je souhaite - car il faut tout prévoir - qu’une semblable conduite, dictée par la sagesse, ne soit pas mal interprétée par les accusateurs ordinaires de la Chambre, lesquels ne demandent qu’à rigoler pour servir leur politique rigolo.
Je souhaite qu’ils ne dénoncent pas avec indignation votre système d’abstention absolue comme une trahison patriotique, un truc ingénieux pour servir les intérêts de la triple alliance, et que sans preuve aucune - il n’en est pas besoin - ils ne vous fassent pas comparaître comme recevant pour ce fait, sur la caisse du Panama, ouverte à toutes les turpitudes, un petit subside mensuel de un million cinq cent mille francs.
Mais que puis-je vous souhaiter de bon si vous êtes député? Quoique, vous fassiez, le Panama est suspendu sur votre tête, qui ne tient pas même à un fil comme l’épée de Damoclès.
Parlez ou ne parlez pas, votez ou ne votez pas, le Panama vous guette, vous serez panamaqué.
Je souhaite si, obéissant à un viel usage, vous vous croyez forcé de demander à votre délateur une réparation d’honneur par les armes, que ce ne soit pas lui qui vous déchire la peau ou vous casse les os, car alors, après la réparation demandée à votre insulteur pour rétablir votre honneur endommagé, il vous faudrait demander une autre réparation à votre chirurgien pour rétablir votre peau ou vos os.
Personne n’échappant à l’influenza de l’isthme colombien, je souhaite à quiconque sera chargé d’aider à perquisitionner dans les papiers secrets de l’un des 17,000 hommes du monde accusés véhémentement d’avoir flirté avec le Panama, de ne pas trouver la preuve du bien fondé de cette accusation sous la forme d’une lettre autographe de sa propre épouse, lettre ravissante de tendresse et enflammée du feu sacré de l’amour, pour remercier son amant adoré de la jolie parure de un million huit cent mille francs qu’il lui a envoyée pour sa fête et qui a été payée sur la caisse défoncée de ces joyeux viveurs qu’on nomme les De Lesseps père et fils, lesquels n’ont jamais rien su refuser à personne.
Je souhaite aux deux hommes les plus vertueux de France certainement et probablement du monder entier - j’ai nommé MM. Delahaye et Andrieux - que, déplaçant le but de leur activité morale et physique, ils renoncent avec la bienveillance et la générosité qui est dans leur âme et fait le fond de leur cœur, à envoyer au bagne députés et sénateurs, pour se livrer tout entier désormais à la recherche des gens de bien dont l’humanité s’honore. Qu’ils en signalent les héros à l’Académie française pour les prix Monthyon. Oh! Que ce serait bien!
Un dernier vœu
Je souhaite que parmi les hommes, tous nés perfectibles et qui se perfectionnent chaque jour, - ça se voit, - les grands esprits, ceux qu’on appelle les fondateurs du paradis terrestre, plus connus sous le nom de socialistes, reconnaissant enfin les difficultés pratiques de leurs sublimes théories, renoncent à toute organisation du bonheur ici-bas, et qu’ils passent aux anarchistes.
Il n’y a que ça de vrai. Avec eux, nous aurons le meilleur des gouvernements, puisque nous n’aurons aucun gouvernement. De cette manière le monde sera bientôt fini. Mais du moins, avec le monde, le Panama disparaîtra aussi et ce sera une compensation suffisante.
Ah! Encore un mot- sur Panama, parbleu!
Un jour, alors que j’étais en Australie, à Melbourne un ingénieur distingué qui passa quelque temps à panama surveillant et dirigeant les travaux, et qui se trouve à cette heure à Chicago attaché à l’Office of D.H. Burnham, director of Works World’s Columbian exposition, M. Diamant, d’origine polonaise, me dit: - Il y a quelque chose de bien remarquable dans le mot Panama, surtout après l’abandon au moins momentané du percement de l’isthme.
En polonais, le mot Panama en forme deux: Pana et ma, ce qui veut dire vierge inviolable.
Il n’y a que dans la vieille Pologne, peuplée de vieux Polonais, qu’on puisse penser encore que Panama est une vierge inviolable.
Oscar Comettant