CHRONIQUE
La France, il y a quatre ans, ayant décidé de participer à l’exposition centenaire de Melbourne, j’acceptai la mission qui me fut offerte par le gouvernement de me rendre dans la capitale de l’état de Victoria en qualité de juré français chargé de défendre les intérêts de nos exposants dans la répartition des récompenses à donner par les jurys internationaux aux produits industriels et artistiques de toutes provenances.
La présence française en Australie
La pensée de cette exposition internationale aux antipodes de l’Europe ne manquait pas d’un juste et bel orgueil. Elle avait pour but principal de rappeler la première tentative de colonisation par les conricts (condamnés de droit commun) et d’attester les extraordinaires résultats obtenus en un seul siècle par le génie commercial de l’Angleterre et les ressources du sol de ce quasi nouveau continent.
En effet, c’est le 20 février 1787 que la flottille chargée des premiers condamnés exportés dans la nouvelle colonie pour cultiver la terre et y vivre de leur travail, aborda à Botany-Bay, bientôt délaissée pour Sydney dont le port est une des merveilles de la nature.
Aucun voyageur de commerce français sur place
En Australie, je constatai ce que j’avais observé deux ans plus tôt dans les pays scandinaves à l’occasion d’une autre mission que je tenais du ministre de l’instruction publique, à savoir l’absence d’initiative individuelle de la part de nos industriels et de nos négociants pour lutter contre la concurrence étrangère.
De voyageurs de commerce, nous n’en envoyons pour ainsi dire aucun en Australie, tandis qu’ils sont nombreux les commis-voyageurs anglais et qu’ils se nomment légion ceux qui viennent d’Allemagne.
Ils sont intelligents, ces missionnaires des fabriques teutonnes, ils sont insinuants et d’une opiniâtreté que rien ne rebute. Ajoutons que l’argent ne leur manque pas et qu’ils savent le bien employer pour le but à atteindre.
Dans le rapport qu’à mon retour de Melbourne j’eus l’honneur de présenter au ministre du commerce, je traçai le tableau comparatif des Français et des Allemands établis en Australie ou, pour parler plus exactement, dans l’Australasie, en même temps qu’un tableau comparatif aussi de la valeur des importations françaises et allemandes.
Pour abréger, je ne donnerai ici que le total général de la population allemande et française dans l’Australasie.
La population allemande augmente et la population française diminue
Elle était pour l’Allemagne, il y a quatre ans, de 28, 891 hommes et 46,696 femmes.
La population française y figurait pour 3,364 hommes et 1,016 femmes.
J’ai su par les statistiques que chaque jour la population allemande dans la grande colonie anglaise, tandis que la population française diminue.
L’importation allemande pour l’année 1887 représente un chiffre presque double de celui de la France. Je crois bien que l’importation allemande a gagné depuis quatre ans en Australie et que celle de la France a perdu.
J’en ai pour ainsi dire la preuve par une lettre que je viens de recevoir de Sydney, qui m’est écrite par un jeune et très intelligent français, M. M. Moreau, qui fit avec moi le voyage de Marseille à Melbourne et qui s’est définitivement fixé en Australie comme négociant.
Le commerce français versus le commerce anglais en Australie
J’extrais de la lettre de M. H. Moreau les passages que je crois être d’un intérêt général.
“Connaissant à fond les marchés australiens, je signalerai quelques-uns des obstacles que tout commerçant ou représentant de commerce trouve en Australie pour l’extension des affaires.
Et, chose bien singulière, presque tous ces obstacles naissent des institutions françaises créées dans les meilleurs intentions du monde pour servir notre commerce.”
Dans les grands centres australiens tels Melbourne et Sidney, le Comptoir national d’escompte de Paris a des succursales qui certainement rendent des services, mais qui pourraient en rendre beaucoup plus.
En effet, par suite de leur cours plus élevé que celui des banques anglaises, peu de maisons françaises, relativement traitent par leur entremise. Il est moins onéreux et plus commode de passer par les institutions anglaises qui cherchent en Australie comme un peu partout à monopoliser notre commerce.
D’autre part, la Compagnie des Messageries maritimes de France, subventionnée par l’État, n’est pas encore parvenue à transporter nos marchandises au taux des paquebots anglais, lesquels pourtant ne reçoivent aucune subvention de personne.
Il est moins coûteux d’expédier les marchandises françaises par Londres que directement par Marseille. En outre, il y a quatre départs par mois d’Angleterre pour l’Australie, il n’y en a qu’un de France.
Bref, ce sont les Anglais qui sont nos intermédiaires pour le transport de nos marchandises et nos transactions financières. On sent tout ce qu’une pareille situation a d’avantages de toutes sortes pour nos adroits et redoutables concurrents.
Les français non concurentielles par rapport aux anglais, aux allemands, aux belges et aux américains
Pour que notre commerce français pût prendre tout l’essor que mérite l’excellence de nos produits, si honnêtes et de goût si parfait, dans un pays riche et de si grand avenir tel que l’Australie, il y a des réformes à faire qui s’imposent et qui sont devenus urgentes. Le chiffre d’exportation non seulement des Anglais et des Allemands, mais des Belges et des Américains est colossal relativement au nôtre.
Pourquoi? Uniquement parce qu’ils comprennent le commerce mieux que nous. Ils ont des agents commerciaux sur les lieux et nous n’en avons pas. Parce qu’ils sont renseignés sur les besoins du pays et que nous ne le sommes pas.
Parce qu’en plus, ils ont cette pointe d’audace qui éperonne en quelque sorte le succès dans toutes les entreprises humaines. Virgile a dit vrai: audaces, fortunas jurat, et nous sommes, en France, des négociants trop timides, trop prudents, trop craintifs.
Mon jeune correspondant a raison, et je vois que depuis quatre ans que j’ai quitté l’Australie les choses commerciales françaises n’ont pas changé d’aspect. Et c’est en vérité bien dommage. Mais quoi, nous n’avons pour ainsi dire personne là-bas pour faire apprécier et offrir nos marchandises.
Un jour que je m’entretenais de cette question avec un ministre à Melbourne, il me dit: “La commande est à celui qui la sollicite.” C’était parler d’or.
Oscar Comettant