CHRONIQUE MUSICALE
Mmes Assipoff et Roger-Miclos, pianistes - Charles Gounod - Taffanel - Gillet - Paragon, hautboïste - Jean Sébastien Bach - Nadaud, Gibier, Laforge et Gros-Saint-Ange - M. Boisdeffre - Mme Georges Haint, MM Lefort, Casella, Tracol, Giannini et de Bailly - Gaudard - Guillot de Sainbris - Mme la vicomtesse de Trédern, Mlle Poubet, MM Warmbrodt et Auguez - M. Chevillard, pianiste - M. White, violoniste - Mlle Chaminade, pianiste - Mlle Spencer-Owen, harpiste - Mme Müller de la source, chant - Vroye, flûtiste - Bourgeois, pianiste d'accompagnement - Émile Paladilhe (1844-1926), Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (1840-1910), Vincent d'Indy (1851-1931, Charles Gounod (1818-1893) - M.G. Dufayel
Mme Assipoff et Aimée Marie Roger Miclos, pianistes
On n’impose pas le piano, c’est le piano qui s’impose, surtout quand il est mis en œuvre par des reines du clavier telles que Mmes Assipoff et Roger-Miclos. La première a donné plusieurs séances salle Érard; la seconde s’est fait entendre salle Pieyel.
Et les applaudissements, comme le roulement des quatre paires de timbales dans la messe des morts de Berlioz, ont éclaté chez les souverains de la facture française et sonnent encore à mes oreilles.
Qu’on vienne encore nous dire, après avoir entendu de pareilles virtuoses, que le piano est un instrument ingrat. Il se montre, au contraire, très reconnaissant dans ses quatre-vingt-huit touches (voir les grands pianos de concert signés Pleyel), envers tous ceux qui ont appris à s’en bien servir.
Il n’y a pas d’instrument ingrat, il n’y a que de mauvais musiciens et de maladroits instrumentistes.
Louis Diémer
Ah! Celui-ci n’est pas maladroit qui se nomme Diémer. Je jure par Liszt et Thalberg, Delaborde et de Greef, qu’il ne fut jamais de pianiste supérieur à lui, sous le rapport du mécanisme et du style qui sont tout le musicien virtuose.
Diémer m’a transporté d’admiration à la première séance de musique de chambre pour instruments à vent dirigée par le maître Taffanel.
Délicat et tout charmant dans deux pièces de sa compositions exécutées avec Gillet, le hautboïste Parangon, il s’est élevé à des hauteurs prodigieuses à la suite de ce colosse dominateur du monde musical qui a nom Sébastien Bach.
Il faut avoir entendu le concerto de cet hercule de l’art des sons, écrit pour clavecin, flûte et violon, avec quatuor, exécuté par Diémer, Taffanel et Berthelier, pour comprendre jusqu’à quel point la musique purement instrumentale peut éveiller en nous l’impression de la grandeur, de la noblesse et de la puissance.
Avec de si minces moyens, produire de tels effets! Non, l’effet de la musique n’est pas dans les agents sonores qui servent à sa manifestation, elle est dans la pensée du compositeur.
Jean Sébastien Bach et Vivaldi
J’avais le bonheur à cette séance, d’être assis à côté de mon illustre ami Charles Gounod. Comme moi, il s’extasiait sur la science profonde, géniale, inépuisable, et les ressources infinies de l’imagination de Bach.
Après le premier allegro d’une prodigieuse envolée, l’auteur de Faust me dit tout ému: “C’est grand comme les pyramides d’Égypte... avec des rallonges.”
Bach ne cessait de répéter à ses élèves, qu’il devait tout son talent à un travail opiniâtre. Il n’est pas, en effet, de genre de travail qu’il ne se soit imposé, pour triompher des difficultés d’un art aussi complexe que la musique.
Bach ne se contentait pas de lire les œuvres célèbres des compositeurs italiens, très en faveur alors dans toute l’Allemagne, il les copiait de sa main, les modifiait à sa manière, en leur donnant une application nouvelle.
C’est ainsi qu’il transcrivit pour le clavecin, - en les améliorant considérablement - les concertos de violon de Vivaldi. Ce Vivaldi était entré dans les ordres disait toujours plus ou moins en musique toutes ses messes, même les plus basses, les plus silencieuses.
Par exemple, un jour qu’il officiait, il lui vint subitement une idée musicale. Craignant de la perdre, il n’hésita pas à quitter brusquement l’autel et à laisser les fidèles en plan pour se rendre à la sacristie, où il nota sa pensée.
Après quoi, il revient tranquillement à l’autel continuer et terminer sa messe sans autre incident. Pour ce fait, Vivaldi fut déféré à l’inquisition.
Ce céleste tribunal, contrairement à ses habitudes, ne brûla point vif le coupable en place publique, ne lui arracha point les ongles des pieds et des mains, ne lui perça point la langue, ne l’invita pas à se rafraîchir en avalant de l’huile bouillante; il ne lui fit aucun mal. Il rit peut-être de l’aventure. Ce qui est certain, c’est qu’il rendit Vivaldi à la liberté par respect pour son talent de violoniste-compositeur.
J’avais espéré, à la deuxième séance de la société Taffanel, réentendre le concerto de Bach; je n’ai rien entendu du tout. La séance fut remise, par cette raison que Taffanel était pris au palais de Justice comme membre du jury de la Seine. Il ne pouvait être juge au temple de Thémis et partie à l’orchestre de la salle Pleyel.
Ce superbe concerto, nous devions toutefois le réentendre à cette même salle Pleyel dans la deuxième séance du Quatuor Nadaud, par Diémer, Taffanel et Nadaud. Nous le réentendrons encore cet hiver certainement, et toujours avec la même grandiose émotion.
À noter dans cette séance le beau quatuor de Schumann (op.41) dans la forme classique mais avec des idées personnelles et beaucoup d’idées. Exécution parfaite par les archets de Nadaud. Gibier, Laforge et Gros-Saint-Ange.
C’est Diémer qui tenait le piano dans l’admirable trio de Beethoven dédié à l’archiduc Rodolphe. Quel régal pour l’esprit, le cœur et les oreilles, que ce chef-d’œuvre ainsi exécuté avec Nadaud et Gros-Saint-Ange. Délicieuse et délicieusement jouée la sérénade en sol de Mozart pour quintette d’instruments à cordes.
M. Boisdeffre
Les séances de Lefort, toujours très suivies, sont toujours fort intéressantes. Une mention toute particulière est due au sextuor de M. Boisdeffre.
Ce compositeur n’est pas de ceux qui remplacent les idées par un travail de contrepoint et ne trouvent d’autre moyen de se faire remarquer que d’enrichir l’harmonie d’accords “faux”.
L’harmonie de M. Boisdeffre est pure sans aucune pauvreté, et il connait l’art du développement symphonique. Et puis quel excellent groupe d’exécutant: Mme Georges Hainl, MM. Lefort, Casella, Tracol, Giannini et de Bailly!
Les scènes écossaises pour hautbois, de Godard, sont charmantes”, et Gillet les joue comme lui seul peut le faire. Connaissez-vous le quatuor de Mozart pour hautbois, violon, alto et violoncelle?
C’est une jolie connaissance à faire. Mozart, en vérité quoi qu’en disent nos petits grands prix de Rome, n’est point démodé, par cette raison que le génie échappe aux fluctuations des goûts passagers.
Toujours belle et bien intéressante, la Sonate à Kreutzer. Beethoven n’eut pas souhaité, pour son œuvre, d’interprètes plus musicalement virtuoses que Mmes Haint et Lefort.
La Société chorale d’amateurs fondée par Guillot de Sainbris, a offert à ses abonnés un fort beau concert dont il suffira de donner le programme pour en faire apprécier le vif intérêt: Sanctus, de la messe brève de Gouvy; la Mer, de Joncières; des chœurs du Florentin, de Lenepveu; l’oratorio de Noel, de Saint-Saëns, une scène de Thamara de Bourgault-Dacoudray; chorus d’Acis et Galete, de Haendel, Voilà un menu somptueux.
Ajoutons que les soli de ce festin harmonique étaient chantés par des cantatrices femmes du monde: Mme la vicomtesse de Trédern et Mlle Poubet, et par MM. Warmbrodt et Auguez.
Beethoven
Le public d’amateurs qui suit les séances spécialement consacrées à l’exécution des derniers quatuors de Beethoven paraît, à cette heure, en saisir les beautés souvent abstraites.
Il a pénétré dans les “poussière d’étoiles” du quatuor, op. 130, dont la finale, écrit en novembre 1826, est la dernière composition terminée de Beethoven, qui mourut quatre mois plus tard, le 26 mars 1827.
Le 15e quatuor, qui porte le numéro d’œuvre 132, est antérieur de quelques mois au quatuor dont nous venons de parler.
C’est une œuvre posthume. Sur sa partition, en tête de l’adagio, Beethoven écrivit en italien ces mots: “Chant de reconnaissance en style lyrique offert à la divinité par un convalescent.” À ce moment, le maître venait d’avoir une maladie grave et on l’avait cru perdu.
Le quatuor (16e op. 135), posthume aussi, a été l’objet de bien des appréciations diverses dans les premières années de son apparition. Il faut savoir que le finale porte cette suscription en allemand: “La résolution difficilement prise: le faut-il? oui, il le faut”.
Le critique français Henri Blanchard, de la Gazette musicale, écrivain de talent - il eut une pièce en vers jouée au Théâtre Français - musicien érudit et parfois compositeur spirituel - on lui doit l’air fameux de la chanson: “Guernadier, que tu m’affliges en m’apprenant ton départ”, - Blanchard dit de ce quatuor qu’il est l’œuvre d’un fou sublime. Ne connaissant pas l’histoire des mots écrits par Beethoven en tête de l’allegro, il voit un sens mystique dans cette résolution difficilement prise, suivie de : Le faut-il? Oui, il le faut.
Ces mots n’étaient qu’une simple plaisanterie. Quand la domestique du grand artiste venait lui demander de l’argent pour le marché, Beethoven se dérangeait de son travail à regret: sa résolution était difficilement prise d’aller dans un tiroir chercher la monnaie.
Alors, en riant, il disait à sa cuisinière: “Le faut-il?” Et la domestique de répondre: “Il le faut.” Dans un moment de gaieté, et comme il allait commencer à noter la finale de ce grand ouvrage, il écrivit pour s’amuser (les hommes les plus graves ont leur moment de gaminerie) ce dialogue qui, tous les jours, revenait entre lui sa cuisinière.
Deux sociétés de musique de chambre ont pris à tâche tout particulièrement, de vulgariser les derniers quatuors de Beethoven: la Société des derniers grands quatuors, fondée par Maurin et qui date de 1852, et la Société des auditions annuelles des derniers grands quatuors, qui en est à sa quatrième année d’existence.
Les deux dernières séances de ces deux nobles sociétés ont été magistrales. Avec la Société Maurin, nous avons entendu le quatuor de Mozarty en la et le grand quatuor de Beethoven op. 130. Nous avons applaudi, en outre, un allegro de lalo superbement exécuté. C’est Delaborde qui tenait le piano.
L’association Gerdio nous a offert le 13e quatuor de Beethoven, dont le presto et la cavatine ont été redemandés. L’excellent pianiste M. Chevillard a joué la sonate de Beethoven, op. 58.
“Le second morceau de cette œuvre, écrit de Lenz, ne peut-être rendu que par les doigts d’acier d’un Liszt.” C’est là un morceau au-dessus des forces d’un seul homme, et on voudrait, à chaque repos, voir relayer le pianiste.”
Mais rien n’est au-dessus des forces des forts pianistes d’aujourd’hui.
Nous retrouvons Beethoven avec son 14e quatuor à la Société Remy, où l’on a beaucoup applaudi le septuor de Saint-Saëns avec trompette.
Charmante soirée donnée par le très distingué violoniste M. White. On y a entendu un joli trio de Mlle Chaminade, qui tenait le piano. Au programme encore: un quatuor de Grieg et une sonate de Raff.
C’est un joli régal qu’un morceau de harpe bien exécuté. Mlle Spencer-Owen a tenu le public, dont la salle Erard était remplie, sous le charme de son poétique instrument. Elle a exécuté les œuvres de Godefroid, de Pleiffer, de Gounod, de Schubert.
Mme Muller de la Source poursuit la série de ses très intéressantes séances de musique vocale d’ensemble. Le grand succès de quelques morceaux du bel opéra de Louis Lacombe, Winhelried, dont nous avons parlé, a engagé l’intelligente organisatrice du “Quatuor vocal” à puiser encore dans cette partition si riche et si varié, de nouveaux morceaux qu’on a entendus avec un plaisir croissant.
L’air de la jalousie, si dramatique, a valu force bravos à Mme Muller de la Source. Le duo chanté par M. Barrau et Dimitri a été salué par un bis unanime.
On a exécuté ensuite des fragments de la Perle du Brésil, de Félicien David, dans lesquels ont tout particulièrement brillé Mme Muller de la Source et le flûtiste de Vroye, un virtuose exquis, qui seul dans une fantaisie de sa composition et dans une rêverie, a fait merveille.
C’est Bourgeois qui tenait le piano d’accompagnement. Avec un pareil musicien pianiste, l’accompagnement devient une partie importante qui jouée seule, suffirait à vous charmer.
M. Fontaine-Besson, facteur d'instruments
Nous nous sommes rencontrés le mois dernier avec Gounod, Paladilhe, Bourgault-Ducoudray, d’Indy et quelques autres sommités musicales chez l’excellent facteur d’instruments M. Fontaine-Besson.
Il s’agissait d’entendre plusieurs instruments inventés ou perfectionnés par ce facteur, notamment une clarinette plus basse d’une octave que la clarinette basse, et que par cette raison M. Fontaine-Besson a appelée “clarinette-pédale”, faisant allusion aux pédales les plus profondes des grandes orgues.
Certes, cet instrument n’est pas destiné à briller dans les concerts, à moins qu’il ne trouve son Bottésine, l’illustre virtuose sur la contrebasse. Mais les assises archigraves de la clarinette-pédale, pour soutenir de solennelles harmonies et servir de pédale aux instruments à vent ou mêlés aux contrebasses, la mettront en bonne place dans la famille instrumentale.
Nous n’avons donc qu’à joindre nos félicitations à celles que les sommités musicales - Gounod et Massenet en tête - ont adressées à l’ingénieux inventeur. Très intéressants aussi sont les cornophones et le cortuba qui peuvent rendre et rendront des services quand ils auront reçu, par quelque compositeur de génie, leurs lettres de naturalisation à l’orchestre.
M.G. Dufayel, matinée musicale
Nous serions bien ingrats si nous négligions, dans cette rapide revue des concerts de musique de chambre, de mentionner la matinée musicale et littéraire à laquelle nous a convié M.G. Dufayel.
La fête - car c’était un véritable festival - a eu lieu dans l’immense et superbe local du boulevard Barbès, à l’occasion de l’inauguration du plafond lumineux qui l’éclaire splendidement. Ce plafond est une longue suite de tableaux qui sont de véritables œuvres d’art.
Je ne m’étendrai pas sur le riche programme. Il me suffira de nommer les artistes qui y ont pris part pour faire comprendre l’attrait exceptionnel de cette solennelle performance.
Ce sont: Mme Deschamps-Jéhin et MM. Alvarez et Manoury, de l’Opéra; Coquelin cadet, Mmes Mars et Louise Thénard, de la Comédie Française; M. Lubert, de l’Opéra Comique et Mme Romi; Leserre, du châtelet; l’éminent violoniste Planel (dont le succès a tenu de l’enthousiasme) et pour terminer, une séance d’Inaudi, le célèbre calculateur. Les accompagnateurs au piano étaient MM. Roy et Paul de Saunière”.
Ah! L’habile imprésario que M. Dufayel, quand il s’en mêle!