CHRONIQUE MUSICALE
Matinées à la Société de musique de chambre moderne chez Érard — MM. Philip, Berthelier, Loeb et Balbreck (fondateurs) — G. Fauré (op.15) — Sonate de César Frauck — Saint-Saëns (op.92) — M. Lefebvre, quintette — Émile Bernard, l'Aria - M. Thériot — Alexandre Glazounov — Le quatuor Lefort, Casella, Gianni et Tracol — Raoul Pugno — Casella — Le norvégien Griag — fanfare Playel — MM. Borkhardt, rousseau et M. Copin — Violoniste russe Petschnikoff — Mme Muller de la Source — Wekerlin
Jadis, - on peut s’en souvenir sans être devenu centenaire, - on déjeunait et on dinait de meilleure heure à Paris. On allait de meilleure heure au théâtre et au concert et la salle des concerts commençait plus tôt.
Ce qu’on appelle les gens du monde, prolongeaient moins leur temps de villégiature et rentraient plus tôt dans la capitale. On dirait que toutes les horloges retardent sur le soleil qui, lui reste fidèle à ses vieilles habitudes de se lever avec le jour et de se coucher à la nuit.
Pour peu que le programme d’une séance musicale soit corsé, en voilà jusqu’après minuit. C’est trop tard. On oublie trop dans ce noctambule Paris, ce sage précepte de Fielding: “Une heure de sommeil avant minuit, en vaut deux après”.
Ces réflexions ne s’appliquent par à la Société de musique de chambre moderne, qui, elle, donne chez Érard, ses séances en matinée, de quatre heures à cinq heures et demie. Courtes et bonnes.
Les membres fondateurs de cette Société sont MM. Philip, Berthelier, Loeb et Balbreck, quatre virtuoses dont l’éloge n’est plus à faire.
Le programme de la première séance portait le beau quatuor de piano et cordes de G. Fauré (op.15), la célèbre sonate pour piano et violon de César Frauck, - magistralement exécutée par MM. Philipp et Berthellier.
Camille Saint-Saëns, trio no 2 pour violon et piano, op. 92
Puis une œuvre nouvelle de Saint-Saëns qui a été le clou - un clou d’or - de cette très belle audition. C’est un trio pour piano, violon et violoncelle (op.92) qu’il écrivit l’été dernier, aux environs d’Alger, à Saint-Eugène, dans son habitation maures que je suis allé pour le voir sans le rencontrer.
Si c’est un chef d’œuvre nous le verrons par l’émotion qu’il produira à la généralité des auditeurs. Si c’est simplement (!) une belle œuvre, nous le reconnaîtrons à l’admiration qu’elle éveillera dans les esprits sans que le cœur se sente particulièrement intéressé. Car il n’y a pas d’œuvre accomplie sans la collaboration du cœur.
À mon avis les idées du cœur sont dans ce trio, moins abondantes que celles de l’imagination. Mais que d’attraits suggestifs dans les cinq parties, qui forment cette composition de haute envergure, noble à la fois et pleine de gracieuses fantaisies, de scintillante originalité!
Que de rythmes piquants, d’heureuses combinaisons d’instruments, d’harmonies riches et pittoresques - sans fausses notes, ce qui devient rare et comme tout cela est clair, franc, honnête, par conséquent vraiment français.
La deuxième séance de la Société qui nous occupe; n’a pas été moins heureuse que la première. Le programme se composait de quatre nouvelles - quatre premières auditions.
La quintette de M. Lefebvre
Le quintette de M. Lefebvre est fort joli, très intéressant dans ses quatre parties dont le “final” est le morceau principal, grâce au thème initial qui renfermait dans ses flancs les riches développements que l’auteur a su en tirer.
M. Émile Bernard
L’Aria de M. Émile Bernard (1843-1902) , écrit pour alto et piano, est une œuvre bien dans l’esthétique de la nouvelle école, c’est-à-dire d’une grande intensité de sentiment, à la fois mystique et poignant. Rien, du reste, malgré sa modernité, de choquant dans les accords et l’enchaînement harmonique et du charme partout.
Alexandre Glazounov (1865-1936)
Nous avons reconnu beaucoup de mérite dans le Thème et variations, pour piano et violoncelle, de Thiériot, un peu dans le style de Brahms. J’ai trouvé exquise la Suite pour quatuor à corde de M. Glazounov.
Il y a des effets d’orchestre et des effets d’orgue qui dont étonnants. La perle de cette Suite, c’est l’Orientale, que l’auteur eût mieux caractérisée en l’appelant la “Nouba”. Ce terme signifie, en arabe, une bande de musiciens en marche.
L’Orientale de M. Glazounov nous offre le tableau musical qui, avec l’admirable Désert, de Félicien David, puisse donner la plus délicieuse sensation des pays arabes, de leur poésie, de leurs mœurs, des nuits calmes et parfumées éclairées de toutes les pointes d’or lumineuses qui tapissent les profondeurs de l’espace infini.
J’ai ressenti un véritable bien-être moral et physique à l’audition de ce paysage exquis, tracé par les plus pénétrantes sonorités, les plus exquises vapeurs harmoniques. Je fermais les yeux et mon âme était là-bas, noyée dans les enchantements de la “Nouba”, au pays des rêves musulmans qui sent la douce ivresse des sens et le mirage de tous les enchantements de l’imagination.
Voyez “l’Écriture”, lisez cela; rien de plus simple. C’est fait avec rien; mais un rien qui vaut tout, puisqu’il dit tout. Le quatuor Lefort - le très distingué violoniste récemment nommé professeur au Conservatoire - a repris ses travaux annuels, à la salle de géographie devant un public fidèle au culte de l’art exquis de la musique de chambre.
On ne saurait composer de plus attrayants programmes que ne le fait M.A. Lefort avec ses habiles associés MM. Casella, Gianni ni, et Tracol. Outre le quatuor à cordes, nous avons applaudi à la première séance le chanteur Augües et l’excellente pianiste Mme Haini (Marte Pottevin) à la deuxième séance, l’éminent pianiste compositeur Raoul Pugno, s’est fait entendre dans un trio de Raft avec violon et violoncelle.
Il a exécuté avec Casella, des fragments de la célèbre sonate du Norvégien Griag, dont nous entendrons cet hiver que ce maître a écrit spécialement pour l’éminent pianiste de Greef, qui nous en donnera la primeur.
On n’a pas ménagé, comme vous le pensez bien, les applaudissements à la fanfare Playel et à son dévoué directeur. Succès complet pour les solistes, MM. Borkhardt, Rousseau et M. Copin.
Nous serions sans excuse si, dans le large et plantureux programme de la fanfare, nous n’avions pas un compliment pour les chanteurs-amateurs, MM. Georges Lantelme et Giribaldi, pour l’acteur comique, M. A. Grégoire, bien amusant dans sa scène: Chez les voisins. On rit encore.
Deux artistes, dont le talent est consacré, n’ont pas dédaigné de se joindre aux amateurs, et on les a acclamés doublement pour leur bonne grâce et leur belle virtuosité.
C’est d’abord le jeune violoniste russe Petschnikoff, un exécutant de tout premier ordre dont, plus d’une fois, nous avons eu l’occasion de parler ici-même. C’est ensuite la toute gracieuse Mlle J. Lefebvre qui, dans trois charmantes pièces de Mendelssohn, de Schumann et de Diémer, a ravi l’auditoire, ajoutons que le piano d’accompagnement était tenu par le maître X. Leroux, dont nous entendrons bientôt, à l’Opéra Comique, un ouvrage en quatre actes.
Mme Muller de la Source, fondatrice des concerts du quatuor vocal, a inauguré ses séances dans la salle d’horticulture de la rue de Grenelle. Les séances où l’art vocal domine, sont toujours des plus intéressantes.
Avec des œuvres de nos maîtres de l’Opéra et de l’Opéra-comique, on y exécute aussi des œuvres inédites, témoin les fragments de la Pierre enchantée, opéra-comique de M. G. Villais, très bien chantés par Mme Muller de la Bource, MM. Barrau et Dimitri.
Salle Pleyel
Salle Pleyel, la Société chorale d’amateurs l’Euterpe, fondée à Paris en 1885, a donné sa première séance de la présente saison, marquée par une belle exécution de la grande cantate de Sébastien Bach: “Ich hatte viel Becummernies” qui, croyons-nous, n’avait pas encore été exécutée à Paris.
C’est une œuvre grandiose, un mouvement, comme tout ce qui est sorti de cette plume géniale, savante, autant que la science même et dune fécondité qui tient du merveilleux. Beau succès pour l’œuvre et pour ses interprètes.
Mlle Marie Hellmann, MM. Dumontier et Auguez. En outre de la cantate, la Société a fait entendre un joli chœur de femmes de “la Vie pour le star”, un chœur de Brahms, “Marche avec chœur” tiré des “Noces de Fingal” et le poème de Goethe, “Calme de la mer et heureux navigateur”, mis en musique pour quatre voix et orchestre par Beethoven.
Les dames Scholefield Baudin ont eu l’heureuse pensée de donner avec les meilleurs de leur élèves, une audition salle Pleyel, exclusivement consacrée à ses œuvres pour piano de Georges Pfeiffer.
Saint-Saëns est arrivé à cette suprême habileté de main qui supplée à l’inspiration quand l’inspiration capricieuse, indécise ou rebelle fait défaut. Il lui suffit d’écrire dans quelque disposition d’esprit qu’il se trouve, pour composer une belle œuvre. Il a le moule, il n’a qu’à y couler la matière musicale.
Quand à cette merveilleuse puissance d’écriture se joint la sensibilité vraie, l’émotion réelle et des envolées d’imagination, la belle œuvre devient un chef-d’œuvre. Je ne sais si le nouveau trio de Saint-Saëns (c’est le deuxième), est un chef d’œuvre, où si on ne doit le considérer que comme une belle œuvre.
On sait de quelle juste faveur jouissent dans le monde des pianistes les compositions de caractères si variés de ce maître du clavier qui a écrit aussi pour le théâtre, pour les voix, pour l’orchestre seul et de la musique de chambre pour divers instruments concertants, grandement estimée.
Cette fête du piano a été un peu aussi le triomphe de la harpe. Mlle Spencer-Omon, a joué à ravir sur ce poétique instrument trois morceaux de Pfeiffer qui ont fait merveille: Marguerite, Chanson russe et Masurka capriccio.
Nous aurons rempli tout l’espace dont nous pouvons disposer pour cette revue spéciale des concerts de musique de chambre quand par Mlle Henriette Cuyer, avec le concours de son éminent professeur, M. Guilmant, que nous avons annoncé la reprise des travaux annuels du quatuor Mendels au petit théâtre d’Application, et que nous aurons rendu un juste hommage à la nouvelle messe écrite par Wekerlin, pour l’association des artistes musiciens.
C’est une œuvre d’inspiration élevée, supérieurement écrite pour les voix, une œuvre de maître.