Le Soleil, Lundi 17 juillet 1899 |
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Cléophé à Anticosti Ses impressions de voyage
Chapitre 2
par Ulric Barthe
Depuis son voyage à New-York, notre ami avait quelque peu caché d’instinct la réputation d’être légèrement sujet à caution sous les apparences de la conviction et de la véracité, ses narrations paraissent souvent un peu plus grandes que nature.
Comme lui-même, se rend parfaitement compte de ce fait, si s’en est un, il prend la peine d’en fournir à qui veut l’entendre l’explication suivante.
C’est que dit-il, la nature ne se laisse pas voir à tous de la même manière.
Il ya des gens qui sont des prosaïques, d’autres plus ou moins impressionnistes, et ceux-ci cherchent en tout ce que Pierre Loti a appelé l’âme des choses.
Avec mon peu d’instruction, je n’ai pas la prétention de me classer parmi ces privilégiés.
Mais il est une chose certaine, c’est que je fais de mon mieux pour observer et que je tire tout ce que je peux des spectacles qui passent devant mes yeux.
Je vous ai dit dans notre dernière causerie les divers gens qui d’après-moi sont attachés à l’entreprise d’Anticosti.
Il y a de l’esthétique, de la philanthropie, de socialisme paternel et par-dessus tout cela, ce qui plaira le plus aux gens exclusivement pratiques, une excellente opération financière.
J’ai promis de vous démontrer tout cela par des faits et je m’exécute.
La première chose qui frappe l’attention du voyageur, à son arrivée dan l’île, c’est le singulier embellissement des lieux qu’on ne lui avait peint jusqu’ici que sous des couleurs sinistres.
On aborde à la baie de Anglais, maintenant baptisée baie Sainte-Claire, au nom de la mère de M. Menier et probablement aussi en souvenir de Louis Jolliet, dont l’épouse s’appelait Claire Tisso de la Rivière.
…, en raison de sa peu de profondeur, une simple anse, comme sa voisine l’anse aux Fraises, un port ouvert en pleine mer.
D’aussi loin que porte la lunette marine, après, les côtes élevées de la Gaspésie se sont peu à peu effacées derrière le steamer, un filet de brouillard à l’horizon indique l’île.
Puis derrière ce rideau de brume, la première chose qu’on aperçoit d’Anticosti est le phare de la Pointe-Ouest, gardé par un brave canadien, M. Alfred Malouin.
Peu à peu, le vaisseau oblique légèrement vers la gauche, et les choses sont ainsi arrangées qu’on arrive en droite ligne au centre même de l’établissement Menier, aisément reconnaissable à une distance de dix milles, aux rives couleurs jaunes, olive et chocolat, de ses constructions.
C’est maintenant une grande clairière de fraîche date la «brousse» d’Anticosti, cette terrible brousse si touffue, qu’on disait, c’est même écrit en toutes lettres dans les livres officiels qu’un homme pouvait marcher dessus jusqu’à une certaine distance dans l’intérieur de l’île, a reculé devant la civilisation.
L’endroit n’est pas plus féroce aujourd’hui que celui du bout de l’île d’Orléans, vue de Lévis.
La pente du terrain est donc juste au centre, une grande pelouse quadrangulaire sur laquelle s’élèvera bientôt une église qui fera face à la mer.
Un grand mât surmonté d’un drapeau britannique se dresse au milieu de cette place publique.
De chaque côté les rues macadamisées dessinent leurs lignes grises et s’échelonnent les constructions de la colonie, à gauche l’élégante résidence du gouverneur, M. Comettant, l’école, l’hôpital, la scierie, les ateliers.
À droite en face, à travers la place publique, des entrepôts et des magasins, la cantine, les résidences du personnel, en arrière la ferme et tout autour, les premières cultures, de grands champs d’avoine, de pommes de terre et d’autres légumes.
Tout est disposé de manière à flatter l’œil; les habitations primitives ont été conservées mais à l’aide du chemin de fer Decauville, on a reculé celles qui masquaient le joli tableau, dont le plan semble tracé par de véritables artistes.
Au sommet d’une colline voisine, l’administration a fait élever une tour d’observation à une altitude de 100 pieds au-dessus de la mer, d’où l’œil domine les alentours à trente-cinq milles à la ronde.
C’est là que se réunissent les chefs de la colonie, quand ils ont de nouveaux travaux à tracer.
Ils ont ainsi leurs champs d’observation sous leurs pieds comme sur une table.
C’est là que se discute gravement et s’arrêtent les plans des ouvrages d’irrigation, de voirie et de défrichement, et en tout, on s’applique à combiner l’esthétique à l’utilité, les canaux et tranchées d’assainissement sont tirés au couteau.
Toute dépense est pesée avec un soin extrême, toujours en vue du beau et de l’utile.
L’idée dominante est qu’une chose bien faite tout de suite est en fin de compte celle qui coûte le moins cher.
On étudie avec suite l’histoire naturelle de l’île, et les spécimens sont soigneusement collectionnés par le docteur Schmidt. |
L’hygiène est rigoureusement observée et toute l’organisation de la colonie tend à assurer le bien-être de ses membres.
Les chefs donnent l’exemple du travail, et s’ingénient aussi à procurer d’aimables délassements à leurs administrés.
M. et Mme Comettant, qui ont le tempérament des vrais artistes, ont fondé une fanfare et un orphéon et ce que j’ai entendu là-bas m’a donné à penser que dans un an ou deux, il se fera à Anticosti d’aussi belle musique que dans nos grandes villes.
Mlle Comettant, les filles du gouverneur, Mlle Lavigne jouent les cuivres et la grosse caisse.
M. le curé lui-même fait sa partie dans les chœurs et c’est M. Comettant qui bat la mesure. Je me sentais de folles envies de chanter. C’est une idylle comme dans le Petit duc.
C’est Mme Comettant qui touche l’orgue à la messe du dimanche et c’est un charme indéfinissable que d’entendre de vraie musique dans cette petite chapelle fleurie, perdue sur un coin de terre lointain et ignoré.
C’est la maison d’école qu’on transforme en église tous les dimanches.
Le plain-chant y est chanté avec le plus pur accent d’Europe, et le sermon lui-même n’est pas ce qu’on entend ailleurs, et enfin tout y parle un langage auquel je confesse n’avoir pas été habitué, et l’histoire d’Anticosti me restera inoubliable. C’est bien un autre monde que celui-là.
Le séjour de cette île, naguère abandonnée et terrifiante est rendu tout-à-fait charmant.
C’est neuf, frais et agréable à la vue de cette population paisible, douce, laborieuse et apparemment contente de son sort.
On dit avec émotion que M. Menier n’eût-il lui-même d’autre satisfaction que de faire un certain nombre d’heureux, son argent serait rudement bien placé.
L’essai social que comporte l’entreprise de M. Menier n’est pas moins pittoresque.
Sans doute, il renverse un grand nombre des idées reçues d’Amérique.
En entrant, il faut laisser à la porte la conception ordinaire de la liberté et l’étranger est exposé de but en blanc à poser bien des questions qui ne seront pas comprises.
Alors M. Menier n’entend rendre à personne des fonds de terre. Il veut rester seul et unique propriétaire de son île. Il ne veut pas de voisin, c’est féodal, antédiluvien, tout ce qu’on voudra.
Mais c’est son affaire. Il est propriétaire, tout comme ceux d’autres îles canadiennes.
Différence d’étendu seulement, mais qui n’affecte en rien ses droits.
Du moment où il se soumet aux lois du pays, il n’y a rien à dire, et il n’y a pas de loi qui interdit plutôt à un homme de posséder une île de quarante lieues de longueur qui le contrôle d’un chemin de fer ou d’une industrie quelconque.
D’autant plus qu’Anticosti n’était rien pour le pays avant lui.
Seulement, on peu se demander, si pour son propre bien et en toute sagesse, le propriétaire de l’île d’Anticosti ne pourrait pas, sans déranger ses projets d’expériences sociales les concilier dans une certaine mesure avec l’esprit de nos institutions.
Pour sa part, j’ai hâte de voir si la nature humaine va se plier à ce régime de liberté mesuré, mais dépendant.
Généralement l’homme prétend rester pauvre toute sa vie plutôt que d’abdiquer sa liberté d’action.
Quoi qu’il en soit, l’épreuve tentée à Anticosti est tellement intéressante qu’on devrait la laisser poursuivre en paix, tout comme aux États-Unis, où les excentricités philanthropiques et les expériences sociales jouissent de la plus entière liberté.
Il y a là une étude humaine qui mérite l’attention sympathique de tous.
Voilà, il me semble, assez de bonnes raisons pour radoucir les journaux anglais qui ont récemment fait des commentaires malveillants à l’égard de M. Menier et de ses représentants.
On a reproché à M. Comettant de jouer au gouverneur. «What is in a name». Ce titre n’est ni nécessairement, in exclusivement politique chez messieurs les Anglais eux-mêmes.
Ils en donnent sérieusement aux geôliers des grandes prisons, aux chefs des sociétés médicales, et familièrement à leurs papas même.
Quant aux fameux retranchements fortifiés d’Anticosti, ce sont tout bonnement des spacieux caveaux, où par une très sage politique, on emmagasine des vivres et des marchandises pendant l’hiver, pour ne pas être pris au dépourvu dans l’éventualité d’un incendie.
Ce qui me prouve qu’on n’a pas affaire ici à une simple affaire de sentiment.
Demain, si cela vous intéresse, j’espère vous démontrer que l’île d’Anticosti vaut bien les millions que M. Menier est en train d’y placer.
Il suffit pour aujourd’hui de constater que l’île du Prince-Édouard qui est une belle province n’a qu’environ la moitié de l’étendue d’Anticosti.
En effet, cette dernière île a une superficie de 2,240,000 acres carrés et l’île du Prince-Édouard figure aux relevés officiels pour 1,280,000 acres.
Ulric Barthe |