L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Vastes prairies naturelles sur les bords et tout autour du lac sur environ deux cents mètres. Beaucoup de bestiaux pourrait y pâturer pendant l’été.
Nous repartîmes, vers deux heures, pour «Chaloupe Creek» où nous trouvâmes Mr. Bradley, le télégraphiste du Gouvernement, qui nous reçut aimablement. Bâtiments bien tenus, homme au dessus de sa condition, lettré. Sur sa table, des journaux, des revues, des magazines récents.
C’était un chasseur, un pêcheur, en un mot, un Robinson qui n’avait cependant rien d’un misanthrope, mais qui préférait vivre isolé.
Il consentait à nous vendre sa propriété au prix de six cents dollars, tout compris, maison et terrain, environ deux acres.
Près de l’habitation était un petit lac, dans lequel il tenait à l’abri ses deux embarcations.
Nous repartîmes pour la Pointe Est, «Neath Point» (Pointe des Bruyères). L’aspect du pays changea; terres basses à peine visibles au-dessus de l’horizon, des bandes de terrain déboisé, des savanes et des plaines de mousse.
Le milieu de ces plaines formait une élévation de quelquefois plus de 10 mètres au-dessus des environs. Petite pluie, pour la première fois, depuis notre arrivée à l’île.
À sept heures du soir, nous mouillions à deux cents mètres de terre près du phare, entre deux goélettes de Miquelon, qui pêchaient la morue, et nous passâmes la nuit ici.
LE 20 JUILLET
Nous visitons le phare, qui est sur la pointe extrême de l’île, lequel commande l’entrée du golfe du St-Laurent, entre Anticosti et la terre de Gaspé, au sud.
Nous pêchâmes plusieurs belles morues et trois gros flétans «holibuts» (genre de turbots) grands poissons plats, qui pèsent souvent jusqu’à quatre cents livres, et dont la chair est excellente.
Partout du homard en abondance; on le prenait à la main, sous les pierres, n’importe où.
Quittant notre mouillage pour doubler la pointe de l’île et remonter au nord, sur la côte est, nous fûmes pris par la brume, et, comme le jour baissait, avant de nous engager plus avant, nous préférâmes retourner à notre mouillage, pour y passer la nuit.
LE 21 JUILLET
Le matin, la brume s’était dissipée, nous partîmes à 5 heures, longeant la côte à faible distance, falaises à pic sur la mer au-dessus desquelles nous vîmes de belles forêts.
Nous passâmes par «Bird Bay» (Baie aux Oiseaux) qui avait plus de trois milles de long. Elle était entièrement entourée de hautes falaises abruptes surplombant la mer de plus de cinquante mètres.
En bas, il y avait une petite plage de quelques mètres de largeur où nous descendîmes. Le sol était recouvert de coquilles d’œufs et de jeunes oiseaux de mer tombés du nid.
Nous marchions dans le guano qui, malheureusement, ne pourrait jamais être récolté, car il était enlevé à chaque grande marée par la mer qui n’était qu’à quelques pieds au-dessous.
Au coup de sifflet de l’«Euréka», des milliers d’oiseaux s’envolèrent, obscurcissant le ciel au-dessus de nous. Leurs nids étaient étagés dans la falaise, dans les anfractuosités des rochers, par ordre de grandeur.
Tout en haut, les plus grands, ceux des aigles, des cormorans et des fous de Bassan; les grands ambrins, dits «lumme» aussi habitaient là; plus bas, les moyens plongeons, les catmarins, les grands goélands à manteau noir; plus bas, les mouettes, les pétrels, les plongeons ordinaires; enfin, près du rivage, les hirondelles de mer, les pluviers, les becs de perroquet, les satanides, le harfang des neiges, etc.
Ils faisaient un bruit assourdissant. Ils s’étaient réfugiés en cet endroit du golfe pour faire leurs nids, car ils pouvaient s’y mettre hors de la portée de la main de l’homme, qui, sans cela viendrait récolter les œufs par milliers et en charger ses goélettes, ce qui se faisait partout dans ces pays déserts et sans surveillance.
Dix milles plus à l’ouest, nous entrâmes à Fox Bay où nous mouillâmes dans un véritable petit port, par quinze pieds de fond, ce qui nous laissait trois pieds sous la quille, car notre bateau calait de douze pieds seulement.
C’était un excellent mouillage, où la tenue était, parait-il bonne. Des navires de 10 à 300 tx devaient y être en sécurité par tous les temps.
Deux passes existaient entre les rochers qui obstruaient en partie l’entrée, une petite passe à l’ouest, l’autre à l’est. Des balises à terre en indiquaient l’entrée, la passe de l’est était de beaucoup la meilleure.
Par mauvais temps, la mer brisait au large de ces entrées et les navires au mouillage se trouvaient enfermés dans la baie, les passes devenant infranchissables, mais à l’intérieur, la mer était absolument calme.
Nos descendîmes à terre avec Robinson, le juge, son secrétaire et son constable.
Le juge, chemin faisant, nous expliqua que les habitants étaient en complète révolte contre l’autorité du propriétaire, dont ils ne reconnaissaient pas les droits, prétendant être eux-mêmes, les seuls propriétaires.
Il aurait voulu prendre des arrêts contre eux, mais c’était dimanche, et il n’avait pas le droit de procéder ce jour-là, si bien qu’il ne pouvait faire autre chose que leur donner un avertissement.
Je juge que le désir de procéder ne devait pas être bien grand, car ni Robinson, ni le juge n’avaient fait cette observation au préalable. Ils n’insistèrent pas non plus pour que j’attende au lendemain.
Je crois qu’ils ne désiraient faire que ce que les italiens appellent «una dimostrazione», nous laissant le soin d’agir plus vigoureusement nous-mêmes, quand nous serions devenus les maîtres de l’île.
Il y avait à Fox Bay, environ soixante personnes, hommes, femmes et enfants, constituant vingt familles, qui vivaient de la pêche, de la mise en conserve du homard, du moins apparemment, car la maraude et la piraterie, de l’avis du juge Vallée, devaient être leurs principaux moyens d’existence.
Plusieurs fortes embarcations étaient mouillées dans la baie, près de la terre, d’autres plus petites étaient tirées à sec.
Une vingtaine d’habitations s’élevaient sur le rivage. Toutes avaient de petites estacades, aboutissant à des «sheds» magasins où étaient abrités le sel et la morue. Les filets étaient distribués sur le pourtour de la Baie.
Une homarderie, appartenant aux nommés Baker et Stacy, était construite près de l’entrée d’une rivière qui coulait dans le fond de la baie et qui provenait d’un lac de quelques hectares, situé non loin de là. À côté étaient la poste et le télégraphe tenus par le nommé John Stubbart.
La homarderie était en pleine activité, quand nous y pénétrâmes; hommes, femmes enfants y travaillaient à décortiquer les homards et les ranger dans des boites sans faire plus attention à nous que si nous n’existions pas.
J’assistai à une scène qui me donna un avant-goût des relations que nous aurions avec ces gens-là, dans le cas où nous deviendrions acquéreurs de l’île.
À notre vue, le nommé Baker, sorte d’hercule à tête de forban, et figure en lame de couteau, nous jeta des regards furieux et crachant sa chique sur le tas de homards qu’il était en train de décortiquer, ce qui nous enleva toute envie d’en acheter pour les goûter, quand ils seraient en boite.
Je lui fis remarquer, d’un geste de réprobation que je ne pus réprimer, l’effet que nous faisait cette singulière façon d’agir.
Le constable Simard lui ayant dit alors qu’il devrait payer la taxe de résidence que tous devaient à Robinson. Baker s’avança vers lui, et, soupesant avec la main le bâton de police qu’il portait au côté, lui dît:«That’s to light for me and too heavy for you». (Ceci est trop léger pour moi et trop lourd pour vous).
Ceci dit avec un air de provocation telle que je m’attendais à une riposte énergique de la part du constable; mais il n’en fut rien et le juge et son constable se contentèrent de se retirer simplement.
Devant cette carence de l’autorité, je ne pus m’empêcher de dire à mon tour: «That’s all right with them, but I can tell you it will be quite different with me, if ever I am to be the governor of this island, remember this» (Cela est bien avec eux, mais je puis vous dire que ce sera tout différent, avec moi, si jamais je deviens le gouverneur de cette île. Souvenez-vous bien de ce que je vous dis).
Il ne répondit rien, mais se contenta de cracher à nouveau dans ses homards, avec un air du plus souverain mépris. Cette fois, j’étais fixé sur ce qu’il me restait à faire.
Nous quittâmes Fox Bay, à trois heures, et arrivâmes une heure après à la rivière du Saumon «Salmon River».
Nous débarquâmes avec le canot, juste en face de la maison d’habitation qui se trouvait à l’embouchure de la rivière, où il y avait un beau bassin contenant assez d’eau où de fortes embarcations pouvaient y entrer en tout temps.
La maison était bien construite, elle était habitée par un vieillard, le Père Allison, qui avait plus de 90 ans, il était propriétaire de la maison et du petit jardin qui l’entourait. C’était également un ancien naufragé, qui s’était réfugié là, il y avait bien plus de trente ans.
Nous fîmes avec lui le prix de deux cents dollars pour l’acquisition de sa propriété.
En quittant la maison, nous visitâmes les rives immédiates de la rivière. Un fort beau pool se trouvait à 200 mètres plus haut, un autre plus grand encore à trois cents mètres plus loin.
Le saumon y sautait en permanence. Nous étions dévorés par les moustiques, en attendant l’embarcation sur une pointe de sable, malgré la fumée que nous faisions en allumant de grands feux avec le bois sec trouvé sur le plein. Rien n’y faisait; nos légers vêtements étaient traversés; nous avions l’impression d’être roulés tout nus dans des orties.
Quel fléau!
À la tombée du jour, nous visitâmes «Bear Bay» vaste baie avec deux avancées de récifs qui la protégeaient de l’est et de l’ouest.
Il y avait beaucoup d’eau presque à l’accore de la terre, une belle plage de sable, très grande forêt en arrière dont les arbres semblaient descendre dans l’eau, tant ils étaient près du rivage, une petite rivière au milieu.
Quel beau port on ferait là. Un brise-lame construit soit d’un côté, soit de l’autre, protégeant du nord, donnerait un bon abri, tout près de terre. Nous passâmes la nuit en cet endroit.
22 juillet
Nous quittâmes Bear Bay à 5 heures du matin et, quinze milles plus loin, nous arrivâmes à la rivière Motherall; une petite maison servait de hangar à poissons; nous trouvâmes quatorze pêcheurs de Terre-Neuve qui passaient là l’été pour la pêche et repartiraient à l’automne.
Leurs embarcations pouvaient aisément entrer dans la rivière. Ils nous dirent qu’à dix milles dans l’intérieur, il existait une chute importante de plus de deux cents pieds de hauteur avec un débit d’eau considérable même pendant l’été, comme nous pouvions nous en rendre compte parce que de la rivière qui en provenait s’écoulait avec rapidité sur une bonne profondeur.