L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE VIII 1900-1901
Cinquième campagne — Arrivée à Québec — l’honorable A. Turgeon — Le colonel Wilson — Entretien avec Sir Wilfrid Laurier — L’incendie de Hull — Le départ des squatters retardé par le révérend Griffith — Voyage à l’île — Arrestation de John Stubbert — La villa — Les fermes de Rentilly et du lac St-Georges — Le père Mac-Donald — le capitaine Doccett — L’expédition de Goose Point — Départ des squatters — Retour en France — Arrivée du capitaine Doccett — Construction d’une homarderie à la baie du Renard.
Je partis au milieu d’avril du Havre sur la «Touraine» et passant par New-York et Montréal, j’arrivai le 23 avril à Québec où je fus reçu par Mr. Gibsone qui me remit le télégramme suivant qu’il venait de recevoir pour moi de Sir Wilfrid Laurier.
«Ottawa», Ontario, 27 avril, Mr. Georges Martin-Zédé, Club Garnison, Québec............ Impossible régler affaire aussi délicate par dépêche télégraphique, faites-moi l’honneur de venir à Ottawa, vous enverrai délégué Québec. Veuillez répondre. Acceptez expression de haute considération et bienvenue. Laurier»
Mr. Gibsone s’expliqua que depuis le jugement de la Cour de révision et en attendant l’exécution des brefs de possession, la polémique dans les journaux s’était aggravée, que les méthodistes n’avaient pas désarmé, bien au contraire.
Les articles le plus violents paraissaient tous les jours, accusant le gouvernement libéral de nous être favorable et les tribunaux d’avoir usé de partialité dans toute cette affaire.
Il avait eu de nombreuses conversations avec l’honorable Parent et l’honorable Marchand, ainsi qu’avec le révérend Griffith, chef des méthodistes, pour tâcher de calmer l’opinion, mais qu’il n’était arrivé à aucun résultat.
Le lendemain, nous partîmes Mr. Gibsone et moi pour Ottawa pour une entrevue avec Sir Wilfrid.
Nous y arrivâmes dans un grand désarroi. La ville de Hull, autant dire le faubourg d’Ottawa, était en flammes. Les secours étaient demandés de tous côtés et n’arrivaient pas à combattre le feu, la destruction du reste était totale à notre départ.
Néanmoins, Sir Wilfrid nous reçut au Palais du gouvernement de son fauteuil pour aller à la fenêtre constater l’état de l’incendie. Il nous demandait au nom du gouvernement d’abandonner la procédure d’expulsion.
Les juges avaient été bien sévères, que M. Menier ferait une belle action en se montrant généreux et lui-même, personnellement, lui en aurait un très grand gré.
Je lui répondis que notre droit était strict, que les juges en face de la loi n’avaient pu faire que l’appliquer, que nous ne pouvions renoncer au bénéfice des deux jugements rendus en notre faveur, surtout après toutes les concessions que nous avions offertes pour régler l’affaire à l’amiable et qui avaient été repoussées.
Sir Wilfrid essaya tout pour vaincre notre résistance, allant jusqu’à offrir 50 buffalos de la réserve de Banff, sachant que nous avions un grand désir d’avoir ces animaux pour peupler Anticosti.
Mais je fus obligé de lui dire que ces instructions étaient formelles. M. Menier ne changerait pas sa décision, que les «squatters» devaient quitter l’île, l’avenir de notre possession et de notre colonisation en dépendait.
Je lui dis que j’avais reçu le conseil de faire tout ce que je pourrais pour rendre le départ de ces gens le moins pénible possible, et dans mes dépositions devant la cour, je l’assurai que je continuerais à témoigner que le gouvernement avait fait tout ce qu’il fait pour venir en aide aux «squatters» et n’avait rien négligé pour m’obliger à changer ma décision, que je me reconnaissais comme seul responsable dans cette affaire.
Il fut sensible à cette promesse de ne pas découvrir le gouvernement et d’exposer aux méthodistes qu’il n’était personnellement nullement responsable de la marche des événements.
Sir Wilfrid et moi, nous nous quittâmes en très bon termes. Il me dit qu’au fond il reconnaissait que nous pouvions difficilement précéder autrement que nous le faisions, mais que son devoir était aussi d’agir comme il l’avait fait.
Rentrés à Québec, nous nous occupâmes de l’affaire Stubbert. Le «squatter» était employé des postes du gouvernement (quoique de connivence avec les gens de Fox-Bay) n’avait pu être compris dans la demande d’expulsion générale, ni poursuivi avant d’avoir été révoqué de sa place, qui venait seulement d’être fait.
Le tribunal lui avait accordé des délais pour comparaitre, ses plaidoyers n’avaient été envoyés que le 24 octobre dernier, mais la session de la Cour à la Malbaie ayant été suspendue cette année, nous n’avions qu’à attendre.
À ma demande, le gouvernement fit procéder à un règlement général et définitif pour la détermination des limites de ses acres qui entouraient les phares et les postes télégraphiques, ainsi que des droits de leurs occupants.
Les droits de circulation, de coupe de bois, de pêche, de chasse, de transports furent définis. Plusieurs terrains furent transférés à d’autres emplacements, tel celui de Ste-Claire qui était installé juste au centre de notre place et qui fut transporté à un autre endroit.
Restait le départ des «squatters» qui devait intervenir sans retard. La navigation étant ouverte, ils devaient être expulsés de l’île sans retard. Mr. Gibsone allait activer la procédure.
Les fourrures arrivées de l’île étaient fort belles cette année, et je mis en concurrence la maison Renfrew, grand fourreur de Québec et Mr. Lavoie pour obtenir le meilleur prix. Ce fut ce dernier qui l’obtenu et les eût pour 6,000 dollars, soit frs 35,000. Je rapportai cette somme en or à Paris, que je remis à Menier comme d’habitude.
J’invitai le général Wilson (dont c’était le grand désir) à venir à l’île pêcher le saumon avec moi à la rivière Jupiter au mois de juillet, qui était le meilleur moment pour cette pêche. Mr. Gibsone accepta aussi de nous accompagner.
Le 10 mai, je quittai Québec à bord du «Savoy» avec Mr. Joe Peters et nous arrivâmes à la Baie Ellis, le surlendemain matin, après une bonne traversée.
Comettant, le nouveau chapelain, le révérend père Travers, le docteur Schmitt, tous les chefs de service étaient là pour nous recevoir. L’hiver s’était bien passé.
Le chantier de cette saison avait produit 50,000 billots, les travaux étaient repris partout (la neige ayant disparu depuis dix jours) nous allions pousser ceux du quai de manière que le «Savoy» puisse y accoster l’année suivante, car notre débarcadère actuel n’était qu’un ponton auquel venaient seulement les embarcations à marée haute et qui n’était joint au quai que par un plan incliné et une échelle.
Mr. Peters et moi, nous nous installâmes dans la maison Gamache, puis nous commençâmes à nous occuper des plans de la future villa.
Une prospection complète nous démontra que l’endroit que j’avais destiné à la construction de cette nouvelle demeure était bien ce qu’il nous fallait.
L’emplacement fut piqueté à environ 200 mètres à l’ouest de la maison Gamache, sur la partie la plus haute de la presqu’île qui s’étendait vers l’ouest.
La vue était superbe. En arrière, le bois très beau, et son eau, la rivière Gamache coulait à moins de 200 mètres et son eau pourrait être montée à la villa par un moteur.
Quant à l’évacuation des eaux usagées, elle serait facilement établie en creusant un puisard dans le gravier, d’où elle s’écoulerait d’elle-même par filtrage à la mer.
Je mis de suite une équipe pour défricher cet emplacement, ainsi que le terrain qui le séparait de la mer qui avait environ 100 mètres, cela donnait l'aspect d'un tir aux pigeons dont le fond se détachait comme celui à Monte-Carlo sur la mer.
Cette partie n'étant composée que de jeunes sapins et de petits bouleaux fut rapidement dégagée. Je laissai seulement sur les côtés, sans gêner la vue, deux bouquets d'arbres qu'il serait facile d'enlever ou de diminuer dans la suite, si la protection qu'ils donnaient contre le vent était jugée inutile.
Cette question du vent à Anticostie a son importance, car ceux du N.O ou N.E soufflent sans arrêt. La casquette est la seule coiffure pratique.
Les habitations doivent faire face au sud ou au sud-ouest et être dans la mesure du possible abritée des vents, sous peine d'être inhabitables.
Le bois était beau surtout aux environs de l'endroit où j'avais découvert les ruines de l'ancien Port Joliet, qui se composaient plus guère que de grosses pierres dispersées un peu partout.
Je fis tracer des allées dont la principale partait de la villa, allait rejoindre la maison Gamache par une grande courbe de bel effet. Les autres rayonnaient aux alentours.
La plus importante faisant le tour de la presqu'île, formant en longean le bord de la mer une sorte de corniche.
J'installai provisoirement la famille Lejeune comme gardienne future de la Villa dont elle aurait le soin, ainsi que des communs, étables et écuries où nous avions déjà deux vaches et troix chevaux.
Les deux fils, Bernard et Joseph travaillaient en dehors dans l'équipe de défrichement quand ils n'étaient pas occupés comme serviteurs, gardiens, cochers ou jardiniers de la villa.
Leur soeur Élisa et sa mère étaient chargées de la cuisine et du blanchissage. L'hiver, les deux Lejeune, bons trappeurs, chasseraient des fourrures pour nous.
Peters fit tout de suite jalonner la Villa et, quand arriva de Paris la dépêche qui m'annonça que Menier avait accepté le projet de sa construction, les fondations furent creusées et la charpente commença à s'élever.
En même temps, ayant l'an dernier décidé l'emplacement de la ferme à édifier de l'autre côté du lac Georges, et le terrain ayant été défriché, je mis les charpentiers à l'ouvrage sous la direction de notre excellent foreman, Tancrède Girard, enfant de l'île qui nous rendait partout de grands services, par son coup d'oeil, sa décision, sa compétence, son énergie.
On éleva d'abord la maison qu'habiterait le fermier, pujis les étables, la porcherie, la laiterie, la bergerie, le poulailler, les hangards et le silo.
On fit une clôture solide tout autour des bâtiments et on commença à cultiver le potager qui fût également entouré; son emplacement contre la ferme, à proximité du lac, permit de l'arroser facilement.
La terre d'alluvion d'excellente qualité nous donna bientôt tous les légumes ordinaires qu'on cultive au Canada, et nos employés purent enfin changer le régime des conserves contre celui des légumes frais.
Dans la cour de la ferme, je fis creuser un abreuvoir qui était alimenté par l'eau du lac, et où les bestiaux trouvèrent toute celle qui leur était nécessaire.
Il fallait pour prendre la charge de cette importante ferme, un bon cultivateur. J'en avait trouvé un lors de mon séjour en France dans mon pays, à Berry.
C'était un fermier que je connaissais depuis longtemps. M. Parent, qui m'avait exprimé son désir d'aller avec moi à Anticosti où il amènerait sa femme et son garçon et, si cela était nécessaire, plusieurs bons ouvriers agricoles qu'il appréciait et employait depuis longtemps lui-même.
Je le verrais à mon retour et le proposerait pour lui donner la direction de cette ferme. Le paysan français n'était jamais dépaysé à l'étraner lorsqu'il avait des terres vierges à cultiver. Cette vie lui plaisait et jadis touos les cultivateurs qui furent amenés par les gouverneurs au Canada, y avaient fait souche et formaient encore une partie très intéressante des Canadiens français.
(la suite dans le TOME 2)