L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Nos sauvages s’en nourrissaient, certains de nos gens aussi, à part cela c’était la nourriture réservée pour les chiens des traineaux.
Rentrés à Ste-Claire, le père Mac-Donald fut admis à l’hôpital dans un logement séparé où il fut très bien traité et le phoque lui fut assuré en abondance.
Avant mon départ, le docteur Schmitt me présenta son dernier liquide contre les moustiques, bien supérieur à celui que nous avions essayé déjà autant comme préventif que comme curatif.
Bien frottés de ce liquide, nous pûmes affronter les maringouins et les mouches noires, sans voiles gênantes, même les jours sans vent et désormais, nos ouvriers purent faire leurs journées dans le bois, sans fumée.
Mais cela ne nous mettait pas à l’abri des piqures. Ce n’était qu’un palliatif que nous fûmes heureux d'avoir, mais il fallait trouver mieux encore.
M. Jacquemart, le chef du service des chevaux, me remit avant mon départ un plan général au 10 pour cent de toute la partie de l’île où s’étendaient nos travaux de Ste-Claire à sa pointe ouest jusqu’à la ligne nord-sud allant de la rivière Jupiter au Cap Nord.
Il y avait indiqué les plaines et les parties boisées, les cours d’eau, les lacs, les marais, les défrichements, les coupes de bois, les routes, les maisons et sur un plan séparé à l’échelle de 2 pour cent, les établissements de Port Menier et de Ste-Claire, et les travaux du quai en voie d’exécution. J’emportai le tout à Paris.
Je quittai l’île fin juillet, laissant toute la population satisfaite de son sort, ainsi que les employés qui furent tous présents, mon embarquement sur le «Savoy». L’abbé Bouchard me fit ses adieux, devant nous quitter.
Arrivé à Québec, le fus reçu par Mr. Gibsone. Nous eûmes plusieurs entretiens avec les membres du gouvernement pour la cause des «squatters» qui suivait son cours, le jugement au pétitoire viendrait à l’automne.
Je fis deux connaissances qui me furent, non seulement très agréables, mais aussi très utiles en me faisant pénétrer dans la Société canadienne anglaise, et aussi dans la française.
Ce furent celles du colonel Wilson, commandant de la citadelle de Québec et de l’honorable Adélard Turgeon, speaker du Conseil législatif de la dite province et un des plus réputés orateurs du Canada, tous deux grands amateurs de pêche au saumon.
Quoiqu’étant l’un, du parti conservateur, et l’autre du parti libéral, ils s’estimaient beaucoup et s’entendirent toujours pour me donner une aide efficace dans tout ce que j’allais entreprendre à l’île, où le secours du gouvernement m’était utile et ce fut un très grand soutien pour moi en toutes choses qui me rendit grand service.
Le 5 août, je pris «la Touraine» à New-York et J'arrivai le 15 à Paris.
Je fis à Menier le récit de tout ce qui avait été exécuté à l’île pendant cette campagne, où le travail utile avait été considérable et dont l’île avait profité grandement.
Henri Menier avait perdu son frère Albert dont le règlement de la succession lui donnait un surcroit de préoccupations, sans malheureusement lui procurer de nouveaux moyens pour le développement futur d’Anticosti.
Mon cousin Eustache venait de se marier, et je pus prévoir que de ce côté je ne pourrais pas compter sur un aide efficace dans l’avenir, pour l’organisation et la marche de la comptabilité que nous lui avions confiée.
L’île était trop éloignée pour qu’il fasse des séjours nécessaires au bon fonctionnement de ses services qui était loin d’être satisfaisant.
Nous reçûmes une lettre de Mr. Gibsone à l’automne, nous apprenant que nous avions gagné notre procès contre les «squatters» à la Malbaie. Sur les conseils de leur avocat, ces gens avaient interjeté appel devant la Cour de révision de l’arrêt qui les condamnait.
Nous occupâmes l’hiver à l’étude, sur les plans de M. Jacquemart, de l’emplacement des bâtiments de nouveaux établissements à Port Menier, et des développements que nous allions leur donner.
L’idée d’une grande place centrale autour de laquelle nos constructions seraient groupées comme cela avait été fait à Ste-Claire et les dimensions en furent très amplifiées.
L’importance des services à organiser devait prendre un plus grand essor. Il fut décidé que dans l’avenir, nous aurions un chemin de fer à voie étroite qui desservirait les magasins et les entrepôts, ainsi que les ateliers, et les mettrait en communication avec le quai et l’embarcadère future du «Savoy».
Cela faciliterait les mouvements des passagers, et le transport des marchandises et des fournitures diverses, ainsi que des animaux pour les fermes et l’abattoir.
Toutes les modifications seraient réparties symétriquement et au carré de la place et du quai, ainsi que les rues, routes et chemins pour n’avoir à leur jonction que des angles droits, indispensables à la bonne construction et au fonctionnement normal des égouts, conduites d’eau, lignes télégraphiques ou autres que nous aurions à établir.
Le docteur Schmitt avait déjà rassemblé dans sa maison, une très impressionnante collection de minéraux, végétaux, pièces anatomiques d’animaux naturalisés à Québec, d’insectes, poissons, oiseaux, infusoires, qui commençait à lui prendre beaucoup de place.
J’avais moi-même recueilli dans les terrassements que je faisais faire beaucoup d’objets dont certains dataient de l’occupation des français, sous Joliet, en particulier à l’emplacement de son fort. J’avais trouvé des piques, des haches, des flèches, harpons, dents de morse, bois d’élans, de caribous, etc. travaillés par les Peaux-Rouges.
Il fut décidé que nous commencerions le musée de l’île et qu’il serait installé au début dans une des salles de l’hôpital de Ste-Claire. Deux grands ossements de baleine de cinq mètres de haut et un grand éperon de narval en orneraient l’entrée, le tout serait plus tard transporté à Port-Menier quand nos travaux seraient terminés.
La construction d’une villa fut envisagée, les plans en furent étudiés.
J’y avais déjà pensé et chercha un emplacement qui put répondre au but que nous nous proposions, c’est-à-dire d’avoir une belle vue, d’être à proximité de nos établissements tout en étant suffisamment écartés, avec possibilité d’avoir un grand parc, d’être près de la mer, d’un lac ou d’un cours d’eau, enfin d’y recevoir toutes les personnes du gouvernement ou autres qui viendraient nous rendre visite.
Sur la presqu’ile qui s’élevait près de la maison et de la rivière Gamache à l’ouest de la route, près de l’ancien emplacement du port Joliet, je trouvai une large élévation de dix mètres au-dessus de la mer, bien boisée de grands et beaux arbres, sapins, épinettes, et bouleaux qui avaient toujours été respectés par Gamache et le capitaine Setter.
Cet endroit m’avait semblé idéal pour y faire cette installation, j’en avais rapporté des vues, et en principe Menier fut d’avis, après les avoir regardées, qu’on construirait la villa.
Cet espace fut donc réservé, il pouvait contenir 25 hectares.
La maison Gamache que nous habitions et qui était à proximité en deviendrait plus tard les communs et nous y logerions la famille Lejeune qui serait chargée de garder la nouvelle habitation.
Les plans d’une villa genre norvégienne furent commandés par Menier à son architecte de Noisiel, M. Sauvestre, qui les exécuta sous sa direction.
Ce fut un important chalet avec grand hall de réception de 20 mètres de long sur 12 mètres de large et 12 mètres de hauteur, vaste cheminée en grès, grande salle à manger avec vue sur la mer, douze chambres avec salles de bains, appartement séparé pour lui-même, grand escalier carré allant au second, un plus petit pour desservir le troisième étage.
Il y aurait une tour dans laquelle serait installée une longue vue du plus grand angle, communiquant par un escalier avec le bureau et la bibliothèque. Grande cuisine au sous-sol, glacière, véranda sur la mer et belvédère dominant la baie, l’ensemble était un mélange de style normand et norvégien.
JANVIER 1900
La villa étant décidée, les plans terminés furent tout de suite envoyés à nos architectes Peters à Québec, pour qu’ils nos fassent leurs spécifications et donnent leur prix pour la construction.
Aussitôt arrivé à l’île, j’en ferais commencer les travaux.
Il fut définitivement entendu qu’à l’avenir, aucun travail ne serait plus fait à la baie Ste-Claire, sauf les réparations indispensables aux bâtiments. Toute notre activité serait concentrée à Ellis, pour les constructions nouvelles.
Les défrichements, les chantiers dans le bois, les labours, les travaux des routes, seraient continués aux endroits que nous avions choisis.
On construirait deux fermes, l’une à Rentilly et l’autre au lac St-Georges.
27 FÉVRIER 1900
Ce jour-là, nous reçûmes un câble de Mr. Gibsone rédigé comme suit: «Cour révision confirme unanimement le jugement première instance, procès «squatters».
Le 10 mars, nous recevions une lettre de Mr. Gibsone, confirmant le câble reçu, avec toute l’assurance que cette décision judiciaire pouvait être considérée comme finale.
Le montant demandé n’excédait pas 2,000 dollars et notre droit de propriété n’étant pas contesté.
Le Conseil privé, devant lequel un recours était susceptible d’être pris, ne pouvait intervenir.
Restait à opérer l’expulsion des dits «squatters». Elle ne pourrait être faite qu’après l’ouverture de la navigation et subirait des retards. En effet, l’affaire au point de vue politique continuait à soulever l’opinion, les élections au fédéral approchent, Sir Wilfrid Laurier en subissait le contrecoup.
Le gouvernement libéral était attaqué par les gens qui avaient défendu des «squatters» qui l’accusaient d’avoir pris parti pour nous, et la presse qui les soutenait, menait dans tout le Dominion une campagne qui pouvait lui faire avoir un échec aux élections au printemps.
Mr. Gibsone m’écrivit que Sir Wilfrid s’attendait pour s’entretenir avec moi de cette affaire afin que nous puissions prouver un moyen d’arranger les choses à l’amiable si possible. Il insistait pour que je hâte mon départ, c’était de toute importance.