L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Quand le capitaine du «Merrimac» débarqua à la baie Ellis, il m’expliqua qu’aussitôt son navire échoué, ayant été averti avant notre arrivée de la mauvaise réputation (bien connue parmi les marins) des gens de Fox Bay dont il n’était qu’à dix milles, il avait pris ses dispositions pour se mettre en état de défense en cas d’attaque de leur part, et fait charger à mitraille deux canons qu’il pointa de manière à balayer le pont de l’avant à l’arrière, et fait disposer près du gaillard d’avant toutes les haches et fusils qu’il avait à bord. Toute charge s’approchant du navire aurait été reçue comme il convenait.
Il n’avait eu qu’à se louer du capitaine et de l’équipage du «Savoy» et se chargerait de le faire publier dans les journaux à son arrivé à Québec.
Je l’encourageai dans cette excellente idée, car sa déposition était bien de circonstances, étant donné la campagne menée contre nous et le jour nouveau qu’elle jetterait sur la conduite et la réputation des «squatters».
La scierie fut débarquée dans le plus bref délai. Elle fonctionnait avant mon départ. Pour dégager utilement les alentours de celle-ci, il fut décidé que toutes les croûtes et déchets de scie, seraient régulièrement empilés tout autour du terre-plein qui l’avoisinait, pour établir un quai solide du port jusqu’au canal.
Les interstices des croûtes seraient remplis avec la sciure de bois dont on serait ainsi débarrassé.
J’organisai la pêche avec eux. Les barges montées par nos marins, qui sortiront tous les jours pour se procurer la morue, le flétan, le hareng et le homard dont la baie était pleine et pour fournir tout le poisson nécessaire aux employés et aux habitants qui purent alors quitter la pêche peu productive pour travailler aux services de l’administration.
Nos marins pêchaient en quantité, en même temps que la morue, un poisson dont la chair sans être très recherchée était cependant assez bonne, et j’envoyai souvent celui-ci aux équipes.
Malheureusement, ce poisson s’appelait le «chien de mer», or les ouvriers que nous employions, généralement gens de ville et de terre ferme, étaient comme on dit «bien pauvres mais pas assez pour manger du chien».
Respectant ce sentiment qui les honorait, je donnai instruction à mes pêcheurs de couper la tête et la queue de ces «chiens» et de leur enlever la peau à bord aussitôt pris. Ils furent livrés aux équipes, désormais sous le nom plus flatteur de «white fish» (poisson blanc).
Ceci fit le bonheur de toute le monde et je reçus des renseignements émis de mes ouvriers qui n’avaient pas assez d’éloges à me faire sur la qualité de ce met excellent. Le tout était de s’entendre.
Pour la première fois, nous eûmes des naissances de nos renards mis dans le parc. Une femelle argentée nous donna quatre petits argentés et quatre croisés.
Après leur sevrage, ils furent mis dans un autre parc et séparés de leur parents, car en captivité, ceux-ci les mangent souvent.
Ils furent nourris de poissons surtout, de crapauds de mer car je ne donnai pas non plus celui-ci aux équipes, et, pour cause, quoique ce fut aussi un très bon poisson.
Mais il fallait respecter l’opinion de chacun.
Je distribuai aussi aux renards les déchets de l’abattoir et de la poissonnerie. Ils s’en trouvèrent très bien, mais nous les garderions deux ans, âge où on peut les tuer, la peau ayant pris toute sa qualité.
Faisant exécuter un parc à hommes devant la maison Gamache pour en avoir en tous temps des vivants, et pour cela faisant enfoncer de forts pieux pour soutenir le grillage de fer qui l’entourait, je fus étonné de voir l’un de ces pieux pénétrer après quelques coups de masse de toute sa hauteur, environ quatre pieds, et cela sans effort.
Ceci était d’autant plus surprenant qu’à proximité, il y avait de gros blocs de pierre (blocs erratiques de la période glacière) qui reposaient sur le rivage, découvert par la mer, sans n’y être aucunement enfoncés.
Je fis ajouter à la barre à mine (qui avait commencé le trou, pour mettre les pieux) une autre d’égale longueur, qui, elle, s’enfonça également sans résistance faisant faire un chevalet pour plus de commodité, je fis ajouter une troisième rallonge, ce qui me donna douze pieds qui s’enfoncèrent aussi dans le sol, sans plus de difficulté et sans rencontrer le solide.
Continuant cette expédience, on fit d’autres chevalets et barres à mines de 18 pieds de longueur, et on les enfonça de 50 en 50 mètres, dans un parallélogramme dont la base était à terre de 400 mètres de large avec 1,600 mètres de long et qui atteignait l’endroit du relai de basse mer.
Ceci nous donna une surface de 100 acres où nulle part les sondages que je fis faire ne trouvèrent de fond solide.
J’en conclus qu’il était probable que toute la baie Ellis n’était qu’une cuvette, pleine de vase, dont les bords étaient faits de roches plates érosionnées pour les glaces.
Cette cuvette devait s’étendre sous une grande partie du terrain, non seulement de la baie, mais également de celui qui était arrosé par la rivière Gamache, pour s’arrêter aux collines de pierre, du côté de la terre, qui, elles n’avaient pu être nivelées par les glaces.
C’était donc une sorte de cratère, dont les bords étaient parfaitement délimités.
Dans une lette détaillée, je fis part à M. Menier de cette découverte, en attirant son attention sur la possibilité de changer nos projets pour le quai, en étudiant celui de creuser un port dans cette vase, où on aurait partout, 18 pieds au minimum, ce qui était supérieur à ce qu’il nous fallait de fond pour l’accostage du «Savoy» et des navires qui venaient généralement nous visiter.
On fit étudier la question, mais dans une lettre postérieure, il me soumit l’objection, très juste d’ailleurs, que si l’on avait à draguer de la vase molle, elle ne pourrait être retenue que par des quais étanches, ce qui serait très coûteux. Sans cela, il filtrerait partout.
Il faudrait la porter au large et la remplacer par du ballast, ce qui serait un gros travail. L’idée pourrait être reprise plus tard si de grands travaux devaient être faits, mais pour le moment notre modeste quai allait nous suffire.
Toutes nos constructions de maisons étaient faites en deux doubles de bois avec matelas d’air entre eux, le revêtement extérieur en madriers de deux pouces. Intérieurement, entre les deux cloisons, de carton goudronné sur lequel reposait le revêtement intérieur en planches.
Ayant remarqué que les bûcherons dans le bois laissaient sur place tous les sommets des sapins jusqu’à cinq pouces de diamètre et que cela laissait se perdre de bons morceaux de plusieurs pieds de longueur, je pensai à les utiliser dans nos construction, en sciant ces morceaux en quatre pouces de large et en les employant de toutes dimensions comme des sortes de briques, pour monter les murs des habitations.
Les faces qui s’appliquaient l’un sur l’autre seraient creusées d’une petite gorge dans laquelle on mettrait de la filasse goudronnée, pour les rendre étanches. Bien entendu, de fortes pointes tiendraient le tout en place.
Un grand camp de 200 hommes et la grande Écurie du Service forestier près du canal furent construit ainsi, et trouvés très chauds durant l’hiver.
Pour les toitures, au lieu de la tôle ondulée et du papier goudronné, qui déshonorent par leur laideur les habitations coloniales du monde entier, j’adoptai un revêtement très solide que le vent le plus violent ne pouvait enlever comme il le fait pour ces plaques de tôle qui, par tempête, sont arrachées, vont à de grandes distances blesser les gens et laissent l’intérieur des maisons à la merci des inondations du ciel.
Cette toiture se composait de deux moitiés de billots coupés par le milieu, creusés au centre et qui s’emboitaient l’un dans l’autre, tête bèche, descendant perpendiculairement de l’arête du toit aux gouttières, sorte de longues tuiles de bois, qui prises les unes dans les autres, garantissaient toute la surface du toit.
L’arêtier du sommet était fait lui-même par un plus gros billot creusé et posé sur le tout. Ce fut solide, peu coûteux, chaud et l’aspect en fut très convenable avec une certaine apparence suisse ou norvégienne.
Toutefois, certaines résidences écartées furent recouvertes de bardeaux de cèdre (shingles).
Pour les magasins, entrepôts, bureaux, hangars et autres habitations, pour lesquels les feux de cheminée ou autres étaient à craindre, je fis faire des toits en zinc et toutes les cheminées en briques furent pourvues de fumivores à petites mailles.
La nuance adoptée pour les bâtiments fut une teinte bois naturel, couleur du goudron employé pour nos camps dans le bois. Les toits et contrevents furent peints en vert. L’aspect en fut trouvé assez heureux.
Au nord de l’île, un des plus anciens habitants du pays, le père Mac-Donald, que je n’avais pas revu depuis l’exploration que j’y avais faite, me fut signalé par nos gardes comme incapable de passer l’hiver.
Je partis avec le «Savoy» ayant affaire à la Pointe aux Esquimaux au nord de l’île, et au retour m’arrêtai à la rivière où était le père Mac-Donald qui ne me reconnut pas. Il finit cependant par prononcer quelques mots d’anglais.
Il avait gardé le livre de bord du capitaine et écrivait chaque jour ce qu’il faisait, le temps ses chasses, ses pêches, son échange, etc.
En usant de persuasion et aussi d’un peu de pression amicale, je parvins à l’emmener, lui disant qu’on le ramènerait au printemps, mais je dus lui assurer que je le donnerais comme nourriture, la seule qu’il put manger: le phoque gardé dans la mousse.
Celui-ci, ainsi conservé dans la mousse glacée des savanes, donnait une viande arrivée au point dit de «nourriture grasse», qui était dans un état spécial de décomposition de la viande, sans grande odeur, qui n’allait jamais jusqu’à se désagréger complètement et qu’on pouvait conserver sans doute, comme la viande de mammouth préhistorique qui fut trouvée dans les glaces de Sibérie.