L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
De jeunes poules seraient bonnes à manger dans deux mois, peut-être avant. M. Picard avait obtenu des naissances dans le mois de mars et avait eu très peu de pertes.
La race «Plymouth rock», celle que nous avions ici, pondait beaucoup. Nous avions des œufs frais tous les jours.
On défricha et labourait tout ce qui était susceptible de l’être sans grands frais. Nous disposions déjà de près de trente hectares de très bonne terre et pensions en avoir plus du double, mis en culture, à la fin de l’année.
M. Jacquemart s’occupait de lever les plans des établissements et des alentours. Nous convînmes qu’il n’y aurait que trois types de plans: ceux au 2 millième, ceux au 20 millième et ceux au 50 millième.
Les ateliers mécaniques, sous sa direction avaient commencé à faire les réparations dont nous avions besoin et la forge fonctionnait sans arrêt. Le ferrage des chevaux était assuré. Il fallait faire tout de suite le nivelage de la place.
Il y avait par endroits des trous de plusieurs pieds de profondeur qu’il fallait combler pour faire passer les quatre allées qui la traverseraient en diagonale et celles qui en feraient le pourtour. Au milieu, j’allais faire placer un grand mât de pavillon bien haubané, car le vent soufflait fort sur la place.
C’était à ce mât que nous hisserions les pavillons anglais et français selon les circonstances, où nous mettrions le grand ou le petit pavois, suivant les jours de fête car on était très démonstratifs au Canada où le pavillon jouait un grand rôle dans la vie courante.
Je ferais à cet effet couper un sapin de vingt mètres de haut qui serait mis en place sitôt équarri.
Je m’occupai également de lever le plan de la baie, car nous avions eu idée d’y faire construire un port. Avec une embarcation je pris les sondages et toute la superficie, qui pouvait, environ, couvrir une dizaine d’hectares, et reportai toutes le notes et les parures sur un plan que je ramenai avec moi en France.
Un matin, le «Savoy» était arrivé à Ste-Claire, ayant à bord les cent cinquante daims pris pendant l’hiver par le trappeur Boulay, du Cap St-Ignace. J’avais pu les a voir à quinze dollars la pièce, ce qui n’était pas cher.
Tous étaient en parfait état, et nous primes toutes les embarcations du pays pour opérer simultanément leur débarquement.
Toutes les caisses contenait chacune trois ou quatre de ces animaux. Elles furent rangées face au bois, près de la ferme, les unes contre les autres et les portes déclouées furent ouvertes doucement.
Personne ne faisant aucun bruit ou mouvement. Les daims commencèrent à sortir petit à petit nullement effarouchés, faisant des bonds de joie de se sentir libre.
Ils se réunirent bientôt en plusieurs troupeaux et se mirent à manger par terre, tout en s’éloignant peu à peu, tout à coup, tous partirent au galop et disparurent dans la forêt.
Il y avait moitié mâles, moitié femelles, tous assez jeunes, devant commencer à reproduire l’année suivante. Les femelles donnent deux petits et quelquefois trois par portée, il n’était pas exagéré de penser que le troupeau pourrait presque doubler chaque année.
C’était le commencement de la colonisation avec les animaux sauvages.
Les travaux pour l’assèchement du lac à la Marne furent poussés activement.
La rivière qui le faisait communiquer avec la mer fut approfondie d’un mètre et, bientôt, le niveau commença à baisser dans le lac.
Les marais voisins furent rapidement asséchés et quelques drains achevèrent ce travail. On se mit tout de suite à couper les joncs et à mettre le feu, puis le défrichement commença.
Nous dûmes faire sauter à la dynamite un seuil rocheux d’une cinquantaine de mètres de largeur pour achever l’assèchement du lac et c’est là que nous construisîmes la pelle de retenue d’eau.
C’était près de la scierie, qui était en contrebas. On eut tout de suite l’eau sous pression pour l’alimentation de la chaudière.
Nous calculâmes que le marais donnerait environ cinquante hectares de bonne terre.
Le lac par lui-même ne devait pas pouvoir être cultivé, car c’était de la marne blanche presque pure et rien ne pousserait dedans.
Le docteur fit l’analyse de cette marne qui était du calcaire et pourrait être un bon engrais ou plutôt un bon amendement, car nos terres nouvelles étaient certainement acides et un élément basique comme la marne devrait enlever son acidité.
J’avais bon espoir que, ce marais desséché, les moustiques devraient sinon disparaître, du moins sensiblement diminuer. Tout notre espoir était là, car quel terrible fléau que ces maringouins!
Par le même bateau, nous arrivèrent un mâle buffalo et deux cerfs wapitis. J’avais tenu à avoir rapidement quelques-uns de ces animaux, pour voir comment ils se comporteraient à l’île, en vue de faire des achats plus importants.
Ils avaient été mis séparément dans deux enclos, celui du buffalo près de la ferme, bâti avec des pieux solides bien enterrés et garnis de fort fil de fer pour les assembler. Celui des wapitis plus loin, dans le bois.
Dans chaque enclos coulait un petit ruisseau aménagé exprès pour eux.
L’île devait pouvoir nourrir de milliers de ces animaux, d’autant plus que le trappeur Napoléon Comeau, qui connaissait bien toute la faune du Canada, prétendait que chaque animal sauvage avait une nourriture différente.
L’un mangeait l’herbe, l’autre la mousse, d’autres les feuilles des arbres, des broussailles, des lichens, des liantes de marais, etc.
Nous n’avions que le choix entre l’orignal, le caribou, le wapiti, le red-deer, le mule-deer, le boeuf masqué et le buffalo (bison) des prairies ou celui des bois «wood buffalo».
Tous vivaient bien au Canada, quoique ayant deux terribles ennemis: l’homme et le loup. Or, des loups il n’y en avait pas dans l’île, et la protection de tous les animaux que nous mettrions à Anticosti était assurée.
Ce serait un immense avantage d’avoir en quantité de ces animaux, qui ne coûteraient rien, se nourriraient eux-mêmes et nous donneraient une viande auprès de laquelle celle de notre meilleur bœuf ne pouvait être comparée comme qualité, car ces animaux, n’était pas comme chez-nous constamment poursuivis par les chiens et les hommes, vivraient à leur aise, ce qu’il était bien impossible de faire à leur congénères d’Europe.
Les peaux de ces animaux avaient une certaine valeur, enfin leur chasse pouvait être une source de bénéfices considérable, car les sportsmen payent cher le droit de la faire.
Tous devions penser, également, que la capture de ces animaux, qui pouvaient chacun donner plusieurs centaines de livres de viande, ne nous coûterait pas plus cher que la balle d’un rifle.
Nous devions chercher à tirer parti de ce que l’île pouvait donner, et certainement la reproduction des animaux sauvages devait, à ce point de vue, venir en tête de nos préoccupations.
D’après Malouin, il était certain que l’île, même pendant les hivers les plus sévères, n’était jamais rejointe à la terre ferme par la glace.
Il serait donc impossible aux animaux que nous y mettrions, d’en sortir, et cela était une condition que nous pouvions qualifier d’exceptionnelle à l’île d’Anticosti.
Pour nos travaux à venir, il fallait étudier la pierre de l’île, calcaire du silurien moyen qu’on trouvait partout en lits d’épaisseur variable, qui allaient du calcaire pur (pierre lithographique) au calcaire argileux, qui pourrait faire de la chaux hydraulique et du ciment.
Avec le docteur Schmitt, nous avions recherché si cette pierre serait gélive. On la trouve en effet, aux endroits où elle affleure le sol, fendillée par le gel à ce point qui nous donnait à penser qu’elle pourrait n’être jamais inutilisable, et qu’elle éclaterait quand on l’exposerait à la gelée.
L’opinion de Malouin était, comme dit précédemment, qu’elle ne résisterait pas, car le gouvernement avait été obligé de faire recouvrir les phares, construits en pierre, avec un doublage de bois pour empêcher celle-ci de geler, son propre phare en était en effet recouvert.
J’avoue que cette démonstration ne nous convainquit pas. Nous savions les préventions des canadiens, assez justifiées d’ailleurs, je dus le reconnaître, contre la construction en pierre.
D’abord pour son humidité que n’avait jamais la maison de bois, pour la difficulté du chauffage, le prix de son édification, le souci de trouver des maçons, le coût de l’extraction de la pierre, de sa taille, de son transport, etc.
Bien des échecs, survenus en employant la pierre provenaient souvent de la méconnaissance qu’avaient bien des gens qui l’utilisaient, de l’existence de l’eau dans celle-ci nouvellement extraite.
On lui donnait le nom d’eau de carrière, c’est-à-dire celle qu’elle a toujours en en sortant. De là le gel certain de la pierre.
Aussi nous réservâmes notre opinion en attendant les essais que nous allions faire.
Nous mîmes des pierres fraîchement extraites et d’autres d’extractions anciennes en observation, de façon à être fixés quand l’hiver aurait passé dessus.
Dans un voyage qu’il fit à la pointe du sud-ouest, Schmitt trouve que la roche qui formait l’éperon avancé en mer, sur lequel était construit le phare, était composée d’éléments très durs.
C’était évident, puisque cette seule partie de la côte n’avait pas été érosionnée par les glaces dérivantes qui avaient tout emporté autour d’elles sauf cet éperon.
Il retrouva l’emplacement indiqué par M. Dujardin-Beaumetz l’an dernier, d’un marbre formé de calcaire corallin parsemé d’encrines, par assises de plus de deux et même plus de trois pieds d’épaisseur.
Ce marbre rose pouvait rivaliser avec le meilleur du «Kentucky», partout employé à New-York dans la construction des grands «buildings».
Il n’en rapporta deux blocs pour que je les soumette à un ami de Mr. Joe Peters, Mr. Read, marbrier de New-York, qui me donnerait son opinion sur sa valeur commerciale.
En attendant, j’envoyai Jacquemart reconnaître l’endroit, et ouvrir une carrière qui mettrait à nu quelques gros blocs que nous pourrions expédier à l’occasion.