L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Les quelques notions juridique que j’avais requises, en faisant mon droit, ne me furent pas inutiles quand je fis ces règlements, mais je fus vite frappé de l’utilité qu’il y aurait dans notre cas, à appliquer le plus possible, les règlements militaires.
Nous étions de véritables pionniers en expédition, en face de la nature, et les règlements militaires du service intérieur et celui des armées en campagne s’appliqueraient admirablement à notre situation.
De tous temps, les grands colonisateurs furent des soldats, Jules César, Charlemagne, Christophe Colomb, Pizarre, plus récemment, Washington, Lord Roberts, Kitchener, Bugeaud, Archinard, Allieni, Brazza, etc. furent d’admirables colons.
Je me souvenais d’une conférence que le chef d’Escadron Foch, commandant d’un groupe du 13e régiment d’artillerie à Vincennes nous fit en novembre 18?5, qui fut pour moi une révélation, sur les théories et règlements militaires.
Il exposa aux officiers de réserve, dont j’étais, que ces règlements étaient des productions uniques de l’esprit humain, où avait été concentré depuis des milliers d’années, ce qu’il était nécessaire de connaître pour façonner l’homme, l’instruire, l’aguerrir, lui permettre de vivre, même en marge de la civilisation et sans son secours, dans des meilleures conditions d’économie et de confort qu’on puisse désirer.
Ces règlements avaient leur origine dans les temps les plus reculés et avaient, de siècle en siècle, subi les transformations de l’expérience, dues aux cerveaux les plus remarquables de l’humanité.
Venant de César, passant par Charlemagne, Louis XIV, Bonaparte et les grands États-Majors des armées modernes, s’améliorant toujours, ils constituaient, peut-être, le monument le plus remarquable de la littérature française et de la science actuelle, et le plus utile qu’il fut possible de trouver, pour un colonisateur.
Considérant que le régiment était la formation qui répondait le mieux à nos desiderata, j’en utilisai l’organisation, non dans ce qu’elle avait de militaire, mais dans ce qu’elle offrait de pratique pour la vie courante.
Il y aurait le rapport du «directeur», par analogie avec celui du «Colonel», non par journalier, mais hebdomadaire (il serait fixé au samedi de chaque semaine) où le directeur convoquerait les chefs des différents services, leur donnerait leurs instructions pour le travail de la semaine et veillerait à leur entente pour en assurer l’exécution.
Chaque service établirait son rapport sur le travail de la semaine écoulée, un compte-rendu sténographie servirait de procès-verbal de la séance, que chacun devrait signer et pourrait consulter.
La parole serait ensuite donnée à qui voudrait pour les observations qu’il croirait devoir faire, ceci pour éviter les réclamations postérieures de ceux qui prétendent toujours qu’ils auraient très bien fait les choses, s’ils avaient été consultés.
J’instituai la «commissions des ordinaires» pour la distribution des vivres aux camps.
On y admettait un des hommes d’équipe pour assister à la répartition de la viande, ce qui éviterait bien des conflits et nous rendrait de grands services.
Dans les services intérieurs, j’eus d’excellentes indications sur les rations en vivres des hommes, la nourriture des chevaux, la tenue des camps où logent les hommes, le nettoyage du harnachement, du matériel les bivouacs, les marches.
J’adoptai les diverses inspections générales ou autres, les revues de matériel, grand et petit, le système des permissions, qui, selon leur durée courte ou longue, font ou ne font pas «mutation», c’est-à-dire sont ou ne sont pas payées, ce qui évite bien des abus et des réclamations sans fin.
J’eus les feuilles de journée des hommes et des chevaux, le système des rondes de nuit, des gardes d’écurie et, pour la surveillance des entrepôts, des magasins; les portiers-consignes, etc.
Somme toute, chaque fois que j’avais des solutions à trouver pour régler une situation nouvelle, ayant trait au personnel, au travail ou au matériel, il était rare que je n’en trouvasse pas dans les théories ou règlements de l’armée.
Avant mon départ, chaque service préparait son budget ordinaire qu’il me soumettrait et je le mettrais au point avec chacun des intéressés, en y faisant toutes les réductions compatibles avec la bonne marche de l’affaire.
Puis, tous les services réunis, nous procéderions à l’étude du budget extraordinaire (travaux neufs).
Ces budgets seraient soumis à mon retour en France à Menier qui y ferait ses observations et finalement leur donnerait ou non approbation.
Notre comptabilité à l’île, comme à Paris, serait tenue en dollars canadiens.
Le printemps de cette année, avant notre départ pour Anticosti fut principalement employé à bien déterminer la série des travaux neufs que nous allions entreprendre, ainsi qu’à décider de l’attitude que nous adopterions vis-à-vis des «squatters».
Mr. Gibsone avait dû commencer les procédures et j’aurais à activer les choses, pour que nos droits soient reconnus, ce qui était la première condition pour que notre organisation ait des bases solides.
J’aurais plusieurs constructions à faire ou à terminer, la maison Gamache à réparer, des communs à construire.
Les Défrichement devaient être poussées de manière à avoir une étendue de terre labourable où nous pourrions semer et récolter ce qui était nécessaire pour notre personnel et commencer à nourrir les animaux.
Il faudrait faire des routes, surtout celle qui irait de la Baie Ste-Claire à Baie Ellis, qui était urgente à avoir, parce qu’étant installés à la maison Gamache, nous devions pouvoir communiquer aisément avec nos établissements de Ste-Claire.
Je ferais terminer le nivelage de la place Ste-Claire, et nettoyer les alentours pour avoir des chemins convenables entre les habitations.
L’assèchement du lac à la Marne nous parût indispensable, d’une part pour détruire les moustiques qui pullulaient d’autre part pour récupérer d’excellentes terres tout auprès de la ferme, qui pourraient immédiatement, être mises en culture.
À cet effet, nous ferions un canal pour écouler les eaux à la mer, dont le début serait réglé par une pelle de fond, que nous ferions près de la scierie, pour pouvoir, à volonté, évacuer l’eau ou la retenir.
Il y aurait lieu de faire des conduites, qui prendraient l’eau à cet endroit, pour la distribuer dans le village, le niveau permettant de l’envoyer dans les rez-de-chaussée de toutes les habitations de Ste-Claire, ce qui serait une grande commodité.
Beaucoup de brûlages seraient à faire, pour écarter les dangers d’incendie de nos bâtiments. Les broussailles les entourant de tous côtés étant un danger permanent. Il fallait les supprimer au plus tôt en y mettant le feu.
Nous aurions des achats importants de matériel à faire au Canada, pour nos entrepôts administratifs et l’outillage du service des travaux, qui étaient très insuffisants, quoique le «Savoy» en ait apporté une grande partie.
Il faudrait creuser des caveaux où seraient conservés les vivres de l’hiver, car nous avions une lourde responsabilité à encourir, au cas où nos maisons, entrepôts ou magasins, viendraient à être incendiés pendant cette saison. Alors tous ces gens pourraient manquer de vivres.
La création d’un dépôt de charbon s’imposait. Le «Savoy» n’ayant pas toujours ses chargements au complet prenait du combustible pour remplacer les marchandises absentes.
Il devrait la mettre à terre, à un endroit déterminé et, autant que possible, sur une plateforme où les charrettes pourraient la charger à hauteur, ce qui était un grand avantage.
Nous avions aussi d’importants achats d’animaux de boucherie à faire, et d’animaux sauvages pour être mis en liberté, dont un troupeau de 150 daims, «red-deer», commandés au chasseur du cap St-Ignace qui devait nous les livrer cette année.
Bien d’autres choses à régler se présenteraient pendant mon séjour à l’île, mais j’avais pleins pouvoirs pour agir et m’inspirerais des circonstances.