L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
L’expérience faite de la pêche à la morue ne fut pas rémunératrice et ne put couvrir les frais d’exploitation.
Trop grande concurrence de tous les pêcheurs du golfe et de Terre-Neuve et impossibilité de vendre notre morue en France, n’ayant pas droit à la prime à la morue.
Nous allions étudier l’installation d’une homarderie pour la fabrication des conserves, mais l’endroit favorable pour cela était Fox Bay et nous devions attendre le départ des «squatters» avant de ne rien faire.
On achevait la scierie Ste-Claire, mais on l’utilisait pour le moment à faire du madrier et de la planche avec le bois venu de Québec, n’ayant pas encore de chantier de coupe, lequel ne serait organisé que l’hiver et ne donnerait de bois qu’au printemps.
Nous avions habité constamment la «Velléda» pendant notre séjour à l’île, qui était mouillée dans la Baie Ellis, mais il fut convenu que nous allions faire mettre en état la maison Gamache, de façon à pouvoir y résider dans la suite.
On y construirait des écuries et des communs, pour y loger la famille Lejeune que nous avions prise à notre service.
La mère, Mme Lejeune, faisant la cuisine, ses deux fils comme domestiques-jardiniers et gardiens, et sa fille pour l’aider.
Nous quittâmes Comettant et sa famille ainsi que le personnel venu de France, avec l’assurance qu’ils passeraient un bon hiver dans des conditions suffisantes de confort.
Tous commençaient à s’habituer à cette nouvelle existence. Quant au docteur Schmitt, il terminait sa thèse pour la licence es-sciences sur la «monographie» de l’île Anticosti, dont le livre serait imprimé cet hiver.
Le service de la poste était assuré par le «Savoy» ainsi que celui des transports, concurremment avec le «Paquet», petite goélette subventionnée par le gouvernement, pour le ravitaillement des gardiens de phare et le transport de la male.
À la fin de la navigation, c’est-à-dire vers la fin novembre, le «Savoy» prendrait ses quartiers d’hivernage à Québec à la Pointe de Lévis et ne reviendrait qu’au printemps.
Pendant ce temps, le télégraphe seul établirait les communications entre l’île et le continent.
Le télégraphe fonctionnait tout l’hiver, par deux câbles sous-marins, celui de la pointe du S.O. qui venait de Gaspé et celui de la pointe nord qui venait de la côte du Labrador mais dont le service était souvent interrompu par les glaces qui coupaient les câbles, ce qui exigeait de fréquentes réparations.
Presque toute l’île était desservie par le télégraphe, sauf la partie allant de la pointe nord à Fox Bay. Nous ne resterions donc pas sans nouvelles.
Nous avions même commencé des pourparlers pour savoir s’il ne serait pas possible, dans un temps plus ou moins rapproché, d’envisager le ravitaillement de l’île l’hiver, par un navire brise-glaces du gouvernement.
Nous y étions encouragés par Mr. Grégory et par le ministre des travaux publics d’Ottawa, l’honorable Mr Tartre, qui ne parut pas défavorable à ce projet étant donnés les essais très concluants faits en Russie avec le navire l’«Ernmak», et qui promit de s’occuper de la question.
Comme à l’aller le «Velléda», quittant la baie Ellis, longea l’île, puis fit route par le sud de Terre-Neuve eut été plus court, nous approchant plus de la navigation par l’arc de grand cercle, mais beaucoup de glaces nous étaient signalées au nord, les vents nous étaient favorables dans le golfe, et nous filâmes grand largue vers la France par bon vent de S.O. qui régnait à cette époque.
La «Velléda» fit donc route toutes voiles dessus jusqu’au Havre, où nous arrivâmes le 15 aout après une bonne traversée.
À Paris, le docteur Schmitt nous quitta et partit avec sa femme pour prendre son poste à l’île après nous avoir servi de docteur à bord et pendant notre séjour à Anticosti, et terminé l’impression de sa thèse.
Nous n’eûmes pas assez de recommandations à lui faire pour qu’il s’occupât des moustiques avant toute chose. Il devait tout tenter pour nous en débarrasser.
De retour à Paris, il nous fallut tout de suite procéder à l’installation du secrétariat où seraient concentrés tous les renseignements dont la direction pourrait avoir besoin. M. R. Eustache fit l’organisation de ce service.
On tiendrait à l’île, un journal, le grand livre, le livre de caisse, le livre des inventaires. Les situations seraient faites tous les trois mois.
L’agence de Québec tiendrait également sa comptabilité et la communiquerait à l’île pour être incorporé dans ses livres.
Tous les mois, les écritures seraient envoyées au secrétariat de Paris qui en ferait le contrôle, et fournirait à Menier, à la fin de chaque exercice, un bilan indiquant la situation générale de l’affaire.
Je m’occupai ensuite de l’organisation administrative à donner aux différents services.
Je connaissais Anticosti, après l’exploration que j’en avais faite l’an dernier et le voyage que nous venions d’effectuer avec M. Menier, où ce dernier avait pu se faire une idée de l’impulsion qu’il voulait donner à l’affaire et des développements qu’elle comportait, me mettait à même de voir de quelle façon j’allais faire mon organisation pour bien mettre en œuvre les idées personnelles du patron et agir en plein accord avec lui.
Il était évident qu’aucune autre entreprise de ce genre n’avait encore jamais été tentée, soit par un particulier, soit par une Société.
Nous arrivions dans un pays neuf, et il convenait de nous adapter aux habitudes américaines qui sont si différentes de celles de l’Europe.
Quel que fut notre désir de nous documenter, nous ne pouvions compter sur personne pour nous donner des avis utiles si nous renseigner en quoi que ce fût, sur ce qu’il convenait de faire.
Il fallait tenir compte du fait que rien de ce que les hommes trouvent généralement dans les pays civilisés, n’existaient pour nous dans l’île. Rien n’avait été tenté avant nous. Il fallait tout improviser sans compter sur l’aide ni le secours de personne.
Bien entendu il n’était pas question de viser à faire des bénéfices immédiats.
Certaines organisations de pêche, de chasse, les magasins, la vente des produits de l’île en un mot, pouvaient peut-être donner quelques profits assez rapidement, mais qui seraient noyés dans le flot de dépenses de premier établissement.
Toutefois, nous devions considérer ces dépenses non comme une perte sèche, mais comme une véritable augmentation de la valeur de la propriété.
Elles seraient récupérer plus tard en grande partie, à condition que ces dépenses fussent toutes de première nécessité et faites le plus économiquement possible.
Nous devions d’abord, et au plus vite, nous affranchir de la dépendance dans laquelle nous allions nous trouver au point de vue du ravitaillement et des approvisionnements, pour pouvoir dans un avenir rapproché produire la plus grande partie de ce qui était nécessaire à notre vie, en un mot, nous suffire à nous-mêmes.
Plus tôt la vie normale serait organisée, avec les avantages que procure à beaucoup ou semble procurer la civilisation et la vie en commun, moins nous aurions à dépenser pour les salaires de nos employés.
L’existence devenant normale, il ne serait plus question de sacrifices exceptionnels, d’aventures à courir d’expropriation. Les salaires deviendraient raisonnables, l’offre et la demande reprendraient leur jeu naturel et les gens ne manqueraient pas pour venir dans une île où ils trouveraient, outre le confort de la civilisation, une grande liberté et une vie très large.
Dans ces conditions, prenant en considération l’isolement complet de l’île pendant plus de la moitié de l’année, l’hivernage durant souvent plus de six mois, l’indépendance dont elle jouissait par suite du statut réel et de sa situation spéciale de «territoire non organisé», une solution semblait s’imposer tout d’abord, c’était de considérer l’île comme un véritable État et de lui donner une réglementation en conséquence.
Notre tâche serait répartie en grandes classifications qui chacune grouperaient autour d’elles les choses ayant une même affinité pour éviter la division des responsabilités.
Un chef étant chargé de la gestion de chacun des ces centres.
Nos grandes divisions de l’administration, tout en ayant ses attributions ne s’appelleraient pas des ministères, mais porteraient simplement le nom plus modeste de «Services», ils seraient au nombre de quatorze:
(1) Service administratif
(2) Service agricole
(3) Service de la chasse
(4) Service commercial
(5) Service de la comptabilité
(6) Service forestier
(7) Service des gardes et de la police
(8) Service médical
(9) Service de la navigation
(10) Service des pêcherire
(11) Service privé
(12) Service religieux
(13) Service scolaire
(14) Service des travaux
Chaque service aurait à sa tête un chef responsable, sauf le 11e, le service privé qui serait une dépendance du 1er (administratif)
Restaient les règlements et les directives à donner au personnel, au fur et à mesure du développement de notre colonisation, pour obtenir le meilleur rendement et bien indiquer sa tâche à chacun.
D’abord, pas de cloisons étanches entre les Services, cela étant la pierre d’achoppement où viennent se briser toutes les intelligences et les meilleures bonnes volontés.
Ceux-ci devraient se donner la main en toutes choses, et savoir faire, à l’occasion, céder leur propre intérêt devant celui du voisin. Si les chefs étaient incapables de se plier à cette règle, le mieux serait de les remplacer.