L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Nos séjournâmes à l’hôtel Roberval, nouvellement ouvert.
Là, on fit cadeau à Menier d’un jeune ours qui revint avec nous, enfermé dans un compartiment dont il eut vite fait de faire le sac, en arrachant tout le crin contenu dans les coussins, des fenêtres de tous les rideaux qui y étaient fixés, déchirant les dossiers en étoffe, le tout avec une dextérité défiant toute concurrence et une rapidité qui annihila toute intervention.
Nous débarquâmes à la gare du lac St-Jean à Québec avec ce jeune plantigrade, qui, dans la voiture, occupa son temps à nous mordre les jambes en s’efforçant également de descendre le cocher de son siège, au grand plaisir des passants, et ce fut un réel soulagement lorsque nous le confiâmes, enfin, aux marins de la «Velléda», qui en firent du reste leur excellent ami par la suite.
Nous rendîmes visite à Chicoutimi, à Mgr Labrecque, qui nous reçut très aimablement et il n’y eu aucune difficulté pour faire notre arrangement pour un chapelain qu’il nous fit envoyer.
Du reste, une maison était prête à le recevoir. Ce fut l’abbé Bouchard qui fut nommé et il resterait toute l’année à l’île.
Il fut convenu de, désormais, tous les bâtiments affectés au culte, ou que nous pourrions construire dans l’avenir, resteraient notre propriété. Nous paierions au desservant des appointements annuels fixés à l’avance.
Aucune quête ne pourrait être faite dans l’île, et les secours de la religion aux habitants seraient entièrement gratuits et à notre charge.
Il n’y avait pas lieu d’avoir un ministre du culte protestant, les seuls protestants de l’île étant les «Squatters», qui devaient partir, et la famille Pope, à laquelle le gouvernement envoyait un ministre chaque fois que cela était nécessaire.
Rentrés à Québec, nous travaillâmes avec Mr. Gibsone la question des gens de Fox Bay. Nous fûmes d’accord qu’il n’y avait d’autre solution à l’hostilité ouverte des ces «squatters» que de leur faire reconnaître nos droits.
On allait commencer tout de suite la procédure à cet effet, pour obtenir leur départ et leur faire signifier les brefs de sommation qui allaient les obliger à remettre les terrains dont ils s’étaient emparés illégalement.
Mr. Gibsone fut chargé de tout ce qui concernait nos actions en justice et de nos rapports avec le gouvernement à ce sujet.
Le major Levasseur ayant pris en charge l’agence de Québec, c’était là que se concentrait tout ce qui avait trait à l’administration de l’île.
C’était lui qui ferait nos achats de denrées et de fournitures pour les magasins et entrepôts de l’administration.
Il effectuerait les paiements divers de nos services, dirigerait et règlerait, d’accord avec l’île, les voyages et les chargements du «Savoy», s’occuperait en un mot de tout ce qui intéressait l’île dans ses rapports avec nous et le Canada.
Il fut convenu que nous prendrions, comme bureau de l’agence, un local proposé par Levasseur, rue Sault au Matelot, dans la basse ville, près du port, et qu’il chercherait tout de suite une partie de quai que nous pourrions louer à la Commission du havre de Québec, partie qui nous serait réservée et où le «Savoy» serait accosté pendant ses séjours en ville.
Il y ferait ses opérations de chargement et de déchargement. Mr. Gegory, agent de la marine, nous indiqua un emplacement tout proche de l’agence, avec un hangar pour les marchandises et des locaux pour abriter les passagers en attente d’embarquement.
L’agence fut munie des divers modèles de papier et d’enveloppes à en tête de l’île d’Anticosti (propriété privée) que nous savions apartés de Paris et qui furent mis tout de suite en service.
Nous reçûmes tous les notables commerçants de Québec et de Montréal et nous discutâmes avec eux des conditions qu’ils nous feraient pour devenir nos fournisseurs attitrés. Les maisons Georges Garneau, P.T. Légaré, George Tanguay et Chinic, eurent toute de suite notre clientèle.
Nos constructeurs MM. Peters furent intégralement réglés pour leurs travaux à l’île qui nous avaient donné toute satisfaction et reçurent de nouvelles commandes pour les constructions que nous allions encore faire élever à Ste-Claire.
Enfin, le 20 juin, nous repartions pour l’île, ayant eu d’agréables et utiles relations avec les membres les plus influents du gouvernement et de la société de Québec et nous eûmes le sentiment très présent que nous pouvions compter sur l’appui de tous, surtout du gouvernement de la province, qui était très satisfait de notre établissement au Canada et des grands travaux que nous étions en train d’entreprendre, qui donnaient du travail aux gens du pays.
Notre second séjour à l’île fut employé à décider certains travaux utiles, tel que l’assainissement du marais situé derrière nos bâtiments de la Baie Ste-Claire.
Un canal serait commencé tout de suite pour en faire l’assèchement et permettre de cultiver les terrains reconquis ainsi, dont la terre était excellente, composée d’alluvions et de déchets organiques de végétaux décomposés par le temps.
À la ferme, on se mit immédiatement au défrichement des terrains qui entouraient les bâtiments où les habitants avaient déjà enlevé le bois pour l’utiliser au chauffage et dont les souches, entièrement décomposées, s’arrachaient sans effort.
On put même se mettre à labourer une bonne partie de ce terrain, qui fut ensemencé en prairie d’un mélange recommandé par la ferme expérimentale d’Ottawa.
On délimita les terrains au tour et entre les habitations, qui seraient laissés comme jardins, pour la culture des légumes nécessaires aux occupants.
À côté de la ferme, nous fîmes cultiver un vaste potager dont les allées étaient tracées et beaucoup de légumes d’automne étaient plantés à notre départ.
Un troupeau de moutons Southdown que le «Savoy» avait amené fut mis à pacager dans les friches où l’herbe sauvage poussait en quantité.
Les vaches laitières importées eurent également un parcours de bon pâturage où elles restaient le jour, étant rentrées tous les soirs dans leurs étables à cause des ours qui auraient pu nous en tuer, leurs traces étant nombreuses tout autour du village.
Nous en voyions souvent aux abords du lac et sur les hauteurs voisines.
Les porcs dans la ferme furent intégralement nourris avec le déchet provenant du camp des hommes, de l’hôtel et de l’abattoir, qui leur furent distribués régulièrement tous les jours.
L’administration s’étant réservé le droit de chasse et la prise des animaux à fourrure, nous décidâmes d’employer les habitants, tous bons rappeurs qui, avant, faisaient le piégeage l’hiver, à pendre pour nous les renards, les martres, les loutres, les phoques, etc. La chasse à l’ours fut réservée.
Nous trouvâmes parmi nos habitants d’excellents chasseurs qui firent de très bons gardes. Je mis à leur tête le nommé Richard Francis, dont j’avais pu apprécier les remarquables qualités dans le bois.
Nous débutâmes par dix gardes; Richard les répartit dans divers postes autour de l’île qu’ils occuperaient pendant l’hiver, deux par deux, leur territoire étant délimité en conséquences, et eux seuls ayant le droit d’y piéger les fourrures.
Des primes leur furent données en dehors de leurs appointements, selon leurs prises, ainsi que de prix spéciaux pour ceux qui auraient la plus belle chasse chaque année.
Ils devaient consigner dans des agendas, tout ce qu’ils faisaient jour par jour, ce qui rendait le contrôle plus facile.
Il était surtout spécifié qu’avant de retirer un animal quelconque du piège dans lequel il était pris, ils devaient inscrire, au préalable sur leur livre l’heure et l’endroit où l’animal avait été capturé.
De cette façon, une surveillance bien faite, aisée à établir, montrerait, en les prenant sur le fait, qu’ils voulaient s’approprier la fourrure prise s’ils la portaient sur eux avant de l’avoir inscrite.
Ils devaient de plus écrire sur cet agenda tout gibier tué par eux pour leur nourriture, ce qui évitait le gaspillage. Enfin, ce qu’ils avaient fait chaque jour.
Ces livres étaient présentés à l’administration à toute réquisition et contrôlés tous les ans.
Un homme livré à lui-même doit tenir un agenda de ses faits et gestes. Cela lui donne du goût à son travail, lui permet de se souvenir de ce qu’il a fait, lui rappelle ce qu’il a à faire, enfin l’oblige à travailler, car il doit inscrire ce qu’il a accompli chaque jour, et, qu’inventer, s’il n’a rien fait? La mention «néant» ne peut a voir cours indéfiniment, et le mensonge écrit est éminemment vulnérable.
En thèse générale, quelle supériorité n’a pas dans la vie, celui, qui depuis sa jeunesse, s’est astreint à tenir un tel agenda de ses faits et gestes; j’ai appliqué ce système pour moi-même, aussi bien que pour les autres, et me suis bien trouvé, il est difficile d’imaginer les services qu’il peut rendre.
Étant donnée l’étendue de l’île, nous pensâmes que le nombre de nos gardes n’était pas en rapport avec le territoire qu’ils avaient à parcourir.
Leur surveillance était insuffisamment car la pelleterie était répartie sur tous les terrains autour de l’île, sans qu’il y en ait eu plus à un endroit plutôt qu’à un autre.
Beaucoup donc, leur échappait. Je décidai donc de porter leur nombre à 20, qui furent assermentés à Québec pour leur donner plus d’autorité dans les débuts, car le possesseur d’une terre anglaise n’a aucunement besoin de cette assermentation pour protéger sa propriété (statut réel).
Richard Francis, chef des gardes, emmagasinerait les fourrures, au fur et à mesure de leur préparation qui devait être celle des sauvages, c’est-à-dire sans tannage ni produits chimiques quelconque.
Les sauvages ayant lavé les peaux, et gratté la plus grande partie de la graisse, frottent ces peaux avec la moelle des os de caribous, des orignaux ou des chevreuils, en faisant pénétrer cette moelle dans leur épaisseur, puis après les avoir exposées à la gelée, ils les grattent avec leur couteaux pour enlever tous les restants de graisse, en recommençant cette opération plusieurs fois.
Ils arrivent à amincir les peaux, leur donnant ainsi une grande légèreté. L’odeur est nulle et la conservation parfaite.
N’ayant pas encore les animaux sauvages requis, nous utilisâmes la moelle de nos bœufs, nos veaux et nos moutons provenant de l’abattoir, qui est aussi bonne pour cet usage.
Renards rouges | 10 à 20 dollars | |||||||
Renards croisés | 25 à 50 dollars | |||||||
Renards noirs | 500 à 900 dollars | |||||||
Martres claires | 20 à 30 dollars | |||||||
Martes foncées | 50 à 80 dollars | |||||||
Martres orangées | 25 à 40 dollars | |||||||
Phoques tachetés | 5 à 15 dollars | |||||||
Phoques tête de cheval | 30 à 50 dollars | |||||||
Phoques poches |
50 à 80 dollars | |||||||
Ours noirs |
10 à 300 dollars |
Il fut décidé que nous allions mettre dans l’île les animaux sauvages du Canada, qui vivraient certainement très bien dans cette solitude.
Ce serait une aide considérable pour la nourriture de nos gens, et les fourrures donneraient immédiatement des bénéfices appréciables.