L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Le lendemain matin, nous commençâmes à pêcher le saumon et nous n’en prîmes que de taille moyenne, le plus gros étant de onze livres.
Ces poissons étaient très vigoureux, plusieurs avaient demandé plus d’une demi-heure pour les noyer.
Nous en prîmes cinq en tout dans nos trois jours, occupant aussi une partie de notre temps à visiter les alentours. Nous apprîmes après, que nous étions venus au moins quinze jours trop tôt, ce qui expliquait notre médiocre réussite, la véritable saison de la pêche au saumon à Anticosti, ne devant réellement commencer que le 25 juin, dans les années ordinaires.
Malgré tous les ingrédients et les voiles que nous avions portés, nous fûmes littéralement dévorés par les moustiques, car ces affreuses bêtes profitaient de ce que nos mains étaient occupées (ce dont elles se rendaient parfaitement compte) quand nous tenions une ligne ou un appareil photographique, pour nous assiéger sans merci.
Et dans quel état vous mettent-elles, si, la passion de la pêche et la vue du saumon que vous tenez au bout de votre ligne et qu’il s’agit de convaincre de se laisser gaffer, vous fait oublier leur présence, un instant?
Nous fîmes d’amères réflexions à ce sujet et le docteur Schmitt fut sommé d’avoir à employer, toutes affaires cessantes, les ressources de sa science et de son intelligence à combattre cet abominable fléau. Menier se rendit compte que ce que j’en avais dit dans mon rapport de l’an dernier, n’était en rien exagéré.
Le voyage fut écourté en conséquence, et nous ne visitâmes que les points les plus importants, que nous désirions absolument voir.
De Jupiter, nous nous rendîmes à la pointe du S.O. où Miss Pope et son frère nous reçurent et où nous eûmes à écouter un déluge de lamentations et de protestations faites pour nous attendrir sur le sort de leurs intéressants amis, les «squatters» de Fox Bay.
C’étaient de braves gens, un peu aigris par les privations et la vie dure qu’ils menaient, mais il faillait les excuser. On devait les protéger, car c’étaient des déshérités que la civilisation avait rejetés de son sein et qu’il fallait ramener dans la voie du salut.
Ceci était, certainement, une manière de voir très évangélique, mais les rapports qu’on m’avait fait et ce que je connaissais d’eux personnellement, firent que ces avis n’eurent qu’un succès d’estime auprès de nous.
De la pointe de S.O., nous nous arrêtâmes au Lac Salé, où Gaudet, le chef de culture que nous avions amené avec nous, trouva d’excellent foin et en quantité.
En atterrissant avec le canot, tout comme la première fois, les carapaces de homards craquaient sous la quille à chaque mouvement que nous faisions, et nous n’eûmes qu’à nous baisser pour en remplir l’embarcation, ceci à la grande joie des matelots bretons de «la Velléda» qui avaient été rarement à pareille fête.
Nous nous arrêtâmes, ensuite, à Chaloupe-Greek, où Mr. Bradley, gardien du télégraphe, vint nous recevoir à son petit appontement et nous offrit quelques rafraichissements. Il nous fit visiter son jardin, ses légumes et ses bâtiments, qui étaient admirablement tenus.
Nous nous rendîmes ensuite à la pointe Est dont nous visitâmes le phare, bien en ordre du reste, comme tous les bâtiments de l’administration sur l’île.
Repartant de suite et ayant contourné la pointe est, nous arrivâmes à la Baie des Oiseaux où Menier fut émerveillé par la quantité de ceux qui nichaient dans les rochers, volaient au-dessus de nous et se posaient de tous côtés.
Au coup de sifflet de la «Velléda», tous s’envolèrent et le ciel fut obscurci pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que chaque oiseau eût regagné son nid.
Un matelot anglais du «Savoy» eut même une réflexion assez savoureuse, quand un de ces oiseaux volant au-dessus de l’embarcation, laissa tomber quelque chose sur sa main. Il s’écria: «A good thing the cow doesn’t fly» (Une bonne chose que les vaches ne volent pas).
Nous fîmes la récolte d’œufs de goélands qui furent trouvés délicieux en omelette au déjeuner.
Enfin, dans l’après-midi, nous mouillâmes à Fox Bay, où j’allai retrouver les fameux Baker et Stacey, qui m’avaient tant intrigué l’an dernier et auxquels j’avais fait prévoir ma visite et les conséquences qu’elle pourrait avoir pour eux, s’ils ne modifiaient pas leur manière de faire.
Menier, averti par moi, avait fait emporter plusieurs de mes règlements imprimés sur tôle émaillée, et son premier soin fut de les faire apposer sur la maison du télégraphiste, la homarderie et les principales maisons des environs.
Sur le moment, les gens ne firent aucune opposition à leur pose, tout en les regardant d’un air soucieux.
J’eus alors un entretien avec Baker et Stacey et je leur dis que nous étions maintenant les propriétaires de l’île et que nous comptions bien qu’ils n’allaient pas agir avec nous comme avec Robinson et qu’ils obéiraient aux règlements que nous venions d’apposer.
Les nombreux matelots que nous avions débarqués, durent leur faire momentanément, une salutaire impression, car ils ne répondirent rien et nous pûmes faire la visite de leur maison sans aucune observation de leur part.
Au moment de rembarquer, je dis à tous ceux qui étaient présents, que nous n’avions nullement le désir de les voir partir, et que, s’ils exécutaient strictement les prescriptions de nos règlements, ils pourraient continuer à vivre là comme avant, mais que dans le cas contraire, nous serions obligés de prendre les dispositions qui nous sembleraient utiles pour la sauvegarde nos droits.
Le soir même, en levant l’ancre, nous perçûmes des bruits de détonations qui se répercutaient dans toute la baie.
C’étaient ces messieurs, qui étaient en train de transpercer, à coups de rifles et de revolvers nos règlements, ce qui prouvait l’abondance de leurs munitions et le cas qu’ils faisaient de nos volontés.
De ce jour, notre décision fut prise et Menier déclara qu’il verrait avec Mr. Gibsone ce qu’il conviendrait de faire, sitôt notre retour à Québec pour calmer leur ardeur.
Nous étions désolés de ne pas être d’accord avec l’excellente Miss Pope, qui fut tout à fait contrariée, quand elle connut la conduite de ses amis à l’égard du patron, mais nous n’y pouvions rien.
Ces «squatters» devenaient absolument indésirables à tous points de vue et nous allions être obligés de leur faire dire par qui de droit.
Fox Bay était une excellente place pour y construire une homarderie moderne et nous allions, aussitôt que possible, examiner dans quelles conditions nous pourrions en faire édifier une.
La fabrication des conserves, en cet endroit, vu la quantité de homards, devait donner de bons résultats. Ce seraient les débuts de l’exploitation des produits de l’île.
Quittant Fox Bay, nous nous arrêtâmes aux mêmes endroits où j’étais allé l’an dernier: à Motherall, la rivière à l’Huile (pourquoi ce nom? y aurait-il du pétrole en cet endroit?), la rivière à la Patate, la rivière Mac-Donald, etc.
Enfin nous visitâmes notre exploitation de pêche à la morue, que dirigeait le frère du capitaine Bélanger, où la morue séchait sur des claies au soleil. La pêche avait été bonne, et nous avions l’approvisionnement nécessaire aux entrepôts et aux magasins pour l’automne et l’hiver.
Nous devions maintenir un stock important de morue, car c’était la nourriture principale des habitants de tous les gens employés aux travaux. Ils en auraient été privés si nous n’en avions assuré l’approvisionnement nous-mêmes.
Les moustiques ne cessèrent pas un instant de nous faire souffrir, pendant tout notre voyage de navigation autour de l’île.
Il en fut de même aux baies Ellis et Ste-Claire, pendant tout notre séjour, le docteur Schmitt se mit de suite à rechercher un palliatif et nous fit une composition qui atténuaient beaucoup la douleur des piqûres, tout en nous garantissant assez de leurs attaques. Mais il fallait trouver autre chose de plus effectif.
Au point de vue religieux, l’île dépendait du diocèse de Chicoutimi et l’Évêque envoyait chaque année l’abbé Bouchard, en mission temporaire d’une dizaine de jours.
La population avait besoin d’un prêtre résidant en permanence et nos allions avoir à nous adresser à Mgr Labrecque pour qu’il nous envoie un chapelain qui serait appointé par nous et ferait partie de l’administration.
Menier reçut une invitation du Lieutenant-gouverneur de la province de Québec, qui, en l’absence du Gouverneur-général, Lord Aberdee, désirait faire sa connaissance et le recevoir à Spencer Wood, sa résidence. Aussi remettant à plus tard ce que nous avions encore à faire à l’île, nous quittâmes la baie Ellis, le 15 juin avec la «Velléda».
Le surlendemain, nous arrivions à Québec, où nous mouillâmes en face du château Frontenac. Mr. Gibsone, le major Levasseur et Mr. Joe Peters, qui nous attendaient, vinrent tout de suite à bord pour se mettre à notre disposition pour l’organisation de notre séjour à Québec.
Nous fûmes présentés comme membres permanents du Club de la Garnison, Menier et moi.
Ce lieu devint à terre notre quartier général. Nous y donnions nos rendez-vous et y rencontrions les membres du gouvernement que nous ne recevions pas à bord de la «Velléda», car il n’était pas toujours possible de le faire.
Sir Louis et Lady Jetté et l’honorable Chapleau nous reçurent à diner à Spencer-Wood, dans une cérémonie officielle, où toute la Société de Québec nous fit fête, où ils nous firent part du désir du gouvernement de nous aider à Anticosti dans notre belle entreprise et se mirent entièrement à notre disposition.
Henri Menier les convia, ainsi que leur suite, à dîner le lendemain à bord de la «Velléda». L’après-midi, il exposa ses intentions et reçut leur approbation complète.
Le lieutenant-gouverneur, qui était un parisien de tout temps, était enchanté de voir des français s’installer au Canada.
Mr. et madame Georges Garneau nous reçurent aussi à l’Hôtel de ville et la chambre de commerce organisa en notre honneur, un déplacement au lac St-Jean, avec train spécial où beaucoup de ministres, de sénateurs et de députés, nous accompagnèrent. Il y avait un wagon-bar parfaitement approvisionné.