L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
CHAPITRE IV — 1896-1897
Première Campagne — Voyage de la «Velléda» — Arrivée à Anticosti — Les constructions nouvelles à Ste-Claire — Déplacement de pêche au saumon à la rivière Jupiter — Voyage autour de l’île — La baie aux Oiseaux — Les «squatters» de Fox Bay — Les rivières de l’île — Voyage à Québec — Les réceptions à Spencer Wood — Le lac St-Jean — Deuxième séjour à l’île — Retour en France — Les organisations — Les règlements
LE 24 MAI 1896
Enfin tout étant prêt, nous primes la mer au Havre avec la «Velléda» et treize jours après, ayant été retardés sur les bancs de Terre-Neuve par la brume, nous mouillâmes à la Baie Ellis, Anticosti, où le «Savoy», notre nouveau bateau qui avait été envoyé deux mois auparavant à Québec et avait embarqué pour nous le pilote La Rochelle, était mouillé en nous attendant.
Le Capitaine Bélanger avait déjà fait plusieurs voyages entre Québec et l’île, amenant tout le matériel pour la construction des établissements d’English Bay, où la maison Peters élevait nos bâtiments qui, déjà étaient très avancés.
Le «Savoy» nous parut en bon ordre, l’équipage bien tenu.
De l’avis de tous, nous n’aurions pu faire un meilleur choix pour le service auquel il était destiné. Il avait eu du gros temps et le bateau s’était parfaitement comporté. On avait essayé la voilure qui lui permettait de tenir le cap et de se diriger grand largue.
Il avait fait la traversée de l’Atlantique sans encombre et s’était rendu à Halifax directement du Havre, où le Capitaine Bélanger en avait pris charge.
Tout le matériel qu’il avait à bord, avait été conduit à English Bay et mis dans les entrepôts, en attendant qu’on le distribue aux différents services.
Le lendemain, nous partîmes pour English Bay, où nous mouillâmes l’ancre à deux encablures d’un petit appontement et débarquâmes avec la yole. Cet appontement avait été construit par les Peters.
L’aspect général était bien changé depuis l’an dernier. Nous étions en face d’un petit bourg bien construit avec une place au milieu de laquelle était arboré le grand pavois, sur un immense mât de pavillon.
Tout autour de cette place, étaient les habitations en bois nouvellement construites, qui lui donnaient un aspect de village norvégien.
Toute la population, les employés en tête, était massée, près du petit appontement où nous venions de prendre pied.
Une petite fille, munie du bouquet obligatoire, s’avança, et, dans le langage tremblant et tout spécial employé dans ces circonstances, fit au patron, avec une révérence, un petit compliment, qui trahissaient toute son inexpérience personnelle, mais faisait grand honneur à l’ingéniosité de ses parents, qui avaient évidemment contribué, pour ma part importante, à cette improvisation, qui allait les couvrir de gloire, comme il convenait.
M. Comettant, en redingote, présenta sa femme, ses filles, le missionnaire, l’abbé Bouchard, envoyé par l’évêque du diocèse, Mgr. Labrecque, pour offrir ses souhaits de bienvenu à M. Menier.
Puis ce fut le tour des employés qui, tous étaient satisfaits de ce premier séjour à l’île, où chacun avait eu beaucoup à faire depuis le printemps.
Enfin, arrivèrent M. Peters, qui allaient nous montrer les constructions qu’ils avaient faites, et celles qu’il étaient en train de terminer.
M. Menier remercia chacun et annonça qu’il avait décidé qu’English Bay, désormais, allait porter le nom de baie «Ste-Claire», qui était celui de sa mère, et qui serait la patronne de ce nouveau centre.
Nous nous rendîmes à la maison de l’administrateur où M. Comettant et sa famille étaient installés et qu’il nous fit visiter; deux splendides chouettes accompagnées d’un énorme pingouin empaillé y montaient déjà une garde vigilante et un immense piano à queue, dans le salon, nous obligeait à nous disputer aimablement le peu de place qu’il voulait bien consentir à laisser à notre disposition.
La grande place que j’avais fait niveler l’an dernier, était entourée de trois aces, à l’exception de celle regardant la mer par les bâtiments de l’Administration.
À droite, la maison de l’administrateur, les bureaux de la comptabilité dont M. Landrieux avait pris la charge, l’école et la maison du directeur.
À gauche, le magasin de vente, l’hôtel-restaurant et l’entrepôt en arrière duquel se trouaient la boulangerie et l’abattoir. La face du côté opposé à la mer était libre de bâtiments, son emplacement ayant été réservé pour la future église.
En quittant la place, par une route allant au sud, on trouvait les maisons des employés ayant chacune un petit jardin, et, en arrière, un hangar.
Le tout était entouré de treillage peint en blanc, qui produisait un assez joli effet de propreté.
À deux cents mètres de là, sur une petite hauteur, d’où on avait la vue de la baie et des établissements, s’élevait la ferme qui venait d’être terminée.
Dans les écuries et l’étable, nous vîmes plusieurs chevaux de triat «Clyde» et des vaches de l’espèce canadienne, qui produisaient tout le lait dont on avait besoin pour le moment.
De beaux porcs peuplaient la vaste porcherie, avec de nombreux porcelets nés ce printemps; le poulailler contenait beaucoup de volailles de race «plymouth rock», qui semblaient bien acclimatées et donnaient beaucoup d’œufs.
Menier avait fait transporter à la maison du missionnaire, qui habitait chez un pêcheur, tous les ornements sacerdotaux qu’il avait achetés à Paris, pensant qu’ils pourraient faire défaut dans cette île déserte, ce qui était un peu le cas, les religieux disant la messe sur une table et avec des objets du culte qu’il emportaient avec eux, en mission, et qui étaient des plus modestes.
Aussi, quand nous allâmes rendre visite au missionnaire, nous fûmes accueillis par une tempête d’actions de grâce; au fur et à mesure du déballage, c’étaient des exclamations énergiques où il exprimait son contentement, en termes, dont seule la marine a le secret; «mais alors, s’écria-t-il, au plus fort de sa joie, il y a tout le gréement complet»!... ce qui souleva l’approbation et la gaité générales.
Des compliments furent exprimés à nos constructeurs, MM. Albert et Joe Peters, qui habitaient chez les Comettant, et qui étaient devenus de véritables amis. Leurs constructions étaient très bien faites.
Ils avaient parfaitement rempli leurs engagements, allaient terminer rapidement les bâtiments de la ferme, et seraient dans l’avenir, nos constructeurs attitrés, car nous ne pouvions encore songer à faire nos constructions avec nos propres moyens, ceux dont nous disposions étant insuffisants.
Le soir de ce jour, nous repartîmes, avec la «Velléda» pour la baie Ellis; le lendemain fut occupé à visiter la maison Gamache, la rivière, le lac, la baie elle-même et ses environs et nous commençâmes à payer notre tribut aux moustiques.
Enfin, nous fîmes nos préparatifs pour effectuer le tour de l’île, chose qui pressait le plus
LE 9 JUIN 1896
Nous partîmes dans la matinée du 9 juin pour nous rendre à la rivière Jupiter, distante d’environ trente milles vers l’est.
Nous nous arrêtâmes à la rivière «Becsie» et nous prîmes quelques belles truites, puis à la rivière «à la Loutre» dont nous parcourûmes les environs, et arrivâmes à la nuit pour mouiller à l’embouchure de la rivière Jupiter; le temps heureusement, était beau et nous passâmes la une nuit tranquille.
Le lendemain, nous opérâmes notre débarquement sans encombre, et je puis dire, avec succès; en effet, en cet endroit, la plage sur laquelle on descend est très à pic, l’eau profonde commence tout de suite, ce qui fait qu’au moindre vent du large il faut déguerpir sans retard, toute communication avec la terre devenant impossible à cause du ressac.
Le «Savoy» nous accompagnait et opéra le débarquement du personnel, des chevaux, des trois bateaux de rivière que nous avions apportés, et de tous les approvisionnements pour notre séjour à Jupiter, ainsi que les tentes, lits couchettes, tables, chaises, etc.
Puis, ayant réparti le personnel et le matériel dans les trois bateaux, nous y attelâmes les chevaux avec de longs traits, chaque cheval étant monté par un homme qui le dirigeait dans la rivière.
Dans plusieurs endroits, les bêtes avaient de l’eau jusqu’au ventre, mais elles étaient ferrées à glace, aussi ne glissaient-elles pas. Eau très claire, très froide et courant très rapide.
Nous fîmes halte pour déjeuner au pool de six milles, dont nous avaient parlé les yachtmen de la «La Romaine».
Les saumons sautaient de tous côtés à notre arrivée, mais pressés de nous rendre au pool suivant, situé à six milles plus loin où nous devions coucher, nous n’eûmes pas le temps de pêcher et repartîmes sitôt le déjeuner expédié et les chevaux reposés.
La montée se continue dans les mêmes conditions, passant d’une rive sur l’autre, nos guides à l’arrière de chaque bateau, armés de longues perches et nous évitant de frapper les roches les plus visibles avec une grande adresse.
Après de nombreux détours de la rivière et le passage dans quantité de pools accessoires, mais où on voyait du saumon partout, n’ayant eu qu’à nous arrêter pour vider l’eau des embarcations qui en prenaient toujours un peu dans les rapides, nous arrivâmes au pool des douze milles, où nous rimâmes nos bateaux sur la rive, et commençâmes à dresser nos tentes sur une petite éminence de sable et de gravier, couronnée d’une herbe sauvage et abondante, où nos chevaux se mirent à se rouler avec délice.
Le pool s’étendait en face de nous sur une longueur de deux cents mètres. Sur l’autre rive s’élevait une falaise à pic dominant la rivière d’une vingtaine de mètres. L’eau qui tourbillonnait dans celui-ci avait une teinte sombre, qui indiquait sa profondeur.
Les saumons sautaient sans arrêt, et troublèrent aimablement notre sommeil, d’autant plus que les moustiques y contribuaient, mais avec bien moins d’agréments. Inutile de dire que nous n’avions cessé d’être leurs victimes depuis le débarquement.