L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Il fut convenu que les vendeurs le livreraient tout de suite, à quai, au Havre. Notre idée en l’envoyant dans ce port, était de l’utiliser à faire le transport de beaucoup de matériel, dont nous aurions besoin à l’île: chemins de fer Decauville à voie étroite, rails, plateformes, wagons à renversement qui nous seraient très utiles pour nos déchargements.
Ensuite, du matériel agricole; charrues à double soc, brabants doubles pour les prairies, tombereaux, harnais, camions-moissonneuses, ainsi qu’un important outillage pour les ateliers mécaniques et la forge.
Tout cela bien arrimé à bord du «Savoy» à son arrivée au Havre, nous le fîmes partir tout de suite pour Québec, avec un équipage anglais qui le quitterait à Halifax.
Il fut décidé que le premier voyage à l’île aurait lieu vers la fin de mai et que le patron et moi le ferions sur son yatch la «Velléda».
Il convenait donc de le mettre en état de faire une traversée de plusieurs mois et de l’approvisionner en conséquence.
Lors de notre voyage de Chine, interrompu au commencement, par le cyclone où périt le «Renard», la «Velléda», (pour parer au danger toujours possible, d’attaques par les pirates malais, ou les pavillons noirs qui fréquentaient les mers orientales), avait été munis de huit pièces d’artillerie qui se chargeaient par la culasse, du calibre de soixante millimètres, tirant des projectiles de rupture, des obus explosifs et des boites à mitraille, ce qui en faisait un navire puissamment armé, capable avec ses quatre pièces de chaque bord de repousser toute attaque.
Vingt-quatre fusils à répétition, Kronpatchek autrichiens, complétaient cet armement, avec autant de révolvers, du calibre de dix millimètres.
C’était un trois-mâts-barque, en fer, de huit cent tonneaux, mixte, vapeur et voile, portant grand voile, hunier-fixe, hunier-volant, perroquet, cacatois, misaine, flèche et quatre focs. Sa machine, à triple expansion, lui faisait filer dix nœuds de moyenne.
Nous avions pu nous rendre compte de sa solidité, lors du cyclone dans le mer Rouge, et, surtout dans le voyage que nous fîmes en 1886 à Spitzberg.
Nous emportions toutes les cartes maritimes des côtes du Canada, de l’Amérique du nord, de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Écosse, du Golfe et du fleuve St-Laurent et une bibliothèque bien assortie.
Le printemps de cette année 1896 fut employé à compléter l’armement de la «Velléda».
De puissants projecteurs électriques furent installés sur la passerelle et dans la mâture, qui seraient très utiles en cas de débarquements ou d’embarquements de nuit, ou pour approcher les quais dépourvus de lumière et faire des signaux.
Menier emmenait un photographe, muni d’appareils 30-40 et de stéréoscopes, qui développeraient les nombreux clichés qu’il avait l’intention de prendre.
Pour la pêche au saumon, que nous avions déjà pratiquée en Norvège, et qui nous avait été signalée comme excellente à Anticosti, nous possédions de bonnes cannes en bambou refendu de Hardy de Londres et de Léonard de New-York, des moulinets des plus perfectionnés, ainsi que des fameuses mouches artificielles pour réussir dans ce merveilleux port, les Silver doctor Jack Scott, Butcher, Black Doose, Silver Grey, Durham Ranger, Thunder and Lightning, etc.
Nous emportions aussi, pour la pêche à la truite, les cannes légères écossaises, avec les nouvelles «dry flies» qui faisaient seulement leur apparition.
Pour la pêche en mer, nous avions des sennes, des trémails, un fort chalut à verge pour notre grosse chaloupe à vapeur, indispensable pour les crevettes, les soles, les raies, les carrelets et autres poissons plats.
Comme armes, nous avions des calibres douze, à plomb, des express Holland 450 et 500, des Winchester à répétition, sans oublier une forte canardière sur affût et un canon harpon, très utile pour la chasse aux gros poissons: thon, baleine, et aussi celle des morses, des loups marins et phoques divers.
L’office de la «Velléda» fut muni d’un réfrigérateur, qui nous permettrait d’abandonner l’usage de l’affreux lait condensé, et d’avoir, pendant les séjours en mer, des légumes frais, des poissons, de la viande fraiche qui remplaceraient avec avantage le bœuf et le port salé, l’endaubage et les fayots de la marine d’autrefois.
Inutile de dire que la cave du bord était abondamment pourvue d’excellent scotch whisky, de Dewar et Haig, de Pommery Greno des meilleures années, des bons crus de Bordeaux, car il fallait prévoir les réceptions que nous allions a voir à donner à bord, et le patron désirait que son yatch fit bonne figure.
Nous battions pavillon du «Yacht Club de France» dont H. Menier était un des vice-présidents, et l’on pouvait dire que par la tenue parfaite de ses quarante-huit hommes d’équipage et de ses officiers de pont, la «Velléda» pouvait, sans crainte, supporter la comparaison avec les plus belles unités du célèbre «Royal Yacht Squaderon» d’Angleterre.
Nous emmenions, comme passagers, mon cousin Eustache et le docteur Schmitt, qui serait en même temps le médecin de bord à l’aller et au retour, car il ne prendrait son poste qu’à l’automne, pour passer l’hiver à l’île et y établir sa résidence définitive.