L'ÎLE IGNORÉE par Martin-Zédé |
Il fut excessivement intéressé par mon rapport et par ceux des autres membres de la mission. J’entrai dans les détails sur les conditions économiques, sociales, industrielles, géographiques, commerciales, etc. de l’île, telles qu’elles nous étaient apparues.
Il fut d’accord avec moi qu’Anticosti méritait un autre sort que celui que nous nous étions fixé d’abord, dans nos voyages, lorsque nous cherchions une île à acheter.
Faire d’une propriété d’une telle importance, un simple rendez-vous de chasse, eut été une absurdité.
Somme toute, le hasard nous mettait à même de créer une des plus belles entreprises de colonisation qui n’aient jamais été faites au monde.
Il allait en profiter, changer sa manière de voir en conséquence, et se mettre à l’œuvre, toutes autres affaires cessantes, pour mener à bien cette vaste et magnifique entreprise, digne des grands navigateurs qui avaient découvert et colonisé le Canada.
Car c’était bien une véritable colonisation qu’il fallait entreprendre, et cela pouvait être fait, mais avec des dépenses considérables.
Il n’y avait aucun doute que même dans les conditions les plus heureuses, il faudrait de nombreuses années avant qu’on puisse seulement songer à récupérer une partie des sommes qui y seraient mises.
Si le budget qu’on allait y consacrer était trop faible, on retarderait d’autant la possibilité d’en voir le succès final, quelque certain qu’il fût.
C’était la raison pour laquelle jamais une société ne s’intéresserait à une semblable entreprise où il fallait immobiliser d’immenses capitaux, sans espoir de rémunération immédiate.
Un État aurait pu le faire, mais le Canada, le seul qui aurait pu s’y intéresser, d’abord ignorait comme nous, avant notre expédition, quelles étaient les conditions économiques de l’île, mais en plus avait assez d’autres territoires à faire valoir sans celui-ci.
Il restait donc, notre cas, celui où un particulier fortuné et aventureux, une sorte de Robinson moderne, s’y intéresserait, en en assumant toutes les charges, ne comptant que sur lui-même pour atteindre le but qu’il se proposait: l’introduction de la civilisation dans un pays entièrement sauvage, et pour ainsi dire inconnu.
Il n’y avait pas à s’illusionner sur le fait qu’il était de nécessité primordiale de prévoir et de créer tout ce que l’homme, jouissant des bienfaits de la civilisation, trouve tout fait en venant au monde et existante déjà avant lui, c’est-à-dire, les écoles, les entrepôts, les magasins, églises, fermes, corps de métiers organisés, sans compter les assainissements divers, les adductions, les conduites d’eau, l’électricité, la voirie, et, en mer, les jetées, les quais, les bassins, les moyens de transports marins et terrestres, etc.
Pour créer tout cela, je considérais qu’il fallait envisager une dépense globale qui ne pourrait être inférieure à une trentaine de millions pour que cela en valut la peine, cette somme à répartir en une dizaine d’années, pour le plus si on voulait obtenir une résultat assez rapidement, c’est-à-dire, attendre au plus tôt, le moment où les gens qu’on emploierait ne se considéraient plus en expédition, dans des situations anormales, nécessitant des salaires spéciaux, mais pourraient avoir l’existence stable et sans aventure qu’on a partout ailleurs, et s’adonner avec activité au développement des ressources de l’île.
À ce moment, les colons afflueraient, les industries se développeraient, les pêcheries seraient la source de revenus considérables, la culture elle-même s’accroitrait, enfin la valeur de l’île représenterait, et bien au delà, les dépenses qu’on y aurait faites.
Alors on pourrait faire appel au crédit pour associer les capitalistes aux grandes industries filiales qu’on voudrait développer et les possibilités en ce sens seraient pour ainsi dire, sans limites.
C’est ce qui avait été fait à l’île du Prince Édouard, voisine d’Anticosti, moins grande qu’elle ayant une terre et des bois moins facilement exploitables, avec un climat plus dur, et qui comptait plus de cent mille habitants, tandis qu’Anticosti n’en avait que trois cents.
Henri Menier prit sans plus tarder la décision de lever l’option et d’acquérir l’île, mais, à une condition, c’était que j’accepterais de prendre la direction de l’affaire et de m’y consacrer entièrement.
Rien ne pouvait m’être plus agréable. Le voyage que je venais de faire avait muri mon esprit. Je n’avais pas encore d’occupation spéciale. À quoi pourrais-je employer ma vie qui valut cette affaire si pleine d’imprévu et de promesses et qui cadrait si bien avec mes goûts.
Nous fîmes un arrangement sur les bases suivantes, à modifier suivant les circonstances et la marche de l’affaire.
Je serais seul chargé de la direction, à l’exclusion de quiconque; Je serais le représentant officiel d’Henri Menier, son associé et non son employé. Comme je jouissais d’une certaine fortune personnelle, il fut entendu que je ne recevrais aucun appointement.
Je ferais des voyages à l’île tous les ans, n’y resterais que le temps que je jugerais utile, choisissant moi-même les dates de départ et de retour.
Je serais défrayé de tous mes déboursés de voyages, je dépenserais ce qui me semblerait nécessaire, sans avoir à rendre compte de l’argent dépensé.
À mon retour, je remettrais, s’il en restait l’argent qui n’aurait pas été dépensé. Je pourrais inviter et recevoir à l’île mes amis et les personnes qu’il me conviendrait d’y faire venir.
Je rendrais compte, par un rapport circonstancié à Menier, dès mon retour, chaque année, de tout ce qu’aurait été fait à l’île pendant mon séjour. Et, finalement, je pouvais compter que plus tard, j’aurais ma part dans l’île.
Bien entendu, tout cela fut réglé verbalement, notre amitié et l’honorabilité de Menier rendant superflu un arrangement écrit quelconque.
Ceci décidé et mis au point, il fallait que je repartisse tout de suite au Canada pour faire lever l’option de l’achat de l’île et celle de la propriété des héritiers Setters.
Je n’avais pas trop de temps pour trouver et mettre en concurrence les constructeurs des établissements que je devais faire élever à l’île, ainsi que les commerçants auxquels nous ferions des commandes des marchandises et fournitures pour nos magasins et entrepôts.
Il fallait engager le personnel qui recevrait la charge de tous les services que nous allions organiser et les feraient fonctionner.
Nous aurions à déterminer leurs attributions respectives et leurs responsabilités.
Enfin, nous devions ouvrir tout de suite une agence à Québec, car c’était là que les comptes, les rapports, les renseignements divers devraient être concentrés.
Henri Menier, se basant sur l’avis de M. Alfred Malouin, décida malgré les objections que je pus faire, que nous installerions le centre de nos établissements, à English Bay.
J’aurais de beaucoup préféré que ce fut à Baie Ellis, qui était le seul port de l’île, à l’abri des vents régnants qui balayaient English Bay toute l’année, surtout l’hiver.
Les marins et pêcheurs de l’île étaient tous de cet avis. Puis dans ce port naturel, un brise-lame et même, un quai, pourraient être construits plus tard. Mais M. Malouin n’était pas partisan de cela et préconisait English Bay comme centre.
Dans une lettre qu’il avait écrite à M. Menier, M. Malouin lui avait donné son conseil et avis personnel à ce sujet et M. Menier adopta sa manière de voir. Je dus m’incliner.
Il fut décidé que nos établissements consisteraient dans la construction des bâtiments suivants.
(1) Une maison pour l’administration, demeure du résident de l’île, sous-directeur, qui me remplacerait pendant mes absences.
(2) Des bureaux annexes pour la comptabilité.
(3) Un entrepôt administratif pour les fournitures des différents services.
(4) Un magasin pour la vente au comptant des marchandises nécessaires à la vie, car nous serions les seuls approvisionneurs et commerçants de l’île.
(5) Un atelier mécanique pour les réparations du matériel des services, principalement pour celui des travaux.
(6) Un hôpital avec ses dépendance.
(7) Une ferme avec sa maison d’habitation pour le fermier, celle des ouvriers, puis des écuries, des étables, vacherie, bergerie, porcherie, beurrerie, silo, hangar, grange, poulailler, etc.
(8) Un hôtel.
(9) Une école pour 200 enfants.
(10) Plusieurs caveaux pour les légumes d’hivernage.
(11) Un bureau de poste et de télégraphe ainsi que de téléphone.
(12) Une scierie.
(13) Des écuries, des selleries et remises pour les services de l’administration.
(14) Un abattoir, une boucherie.
(15) Une boulangerie.
L’école devant servir de chapelle et de presbytère, la construction d’une église serait remise à plus tard, ainsi que celle d’une forge, les ateliers mécaniques devant pour le début la remplacer pour le ferrage des chevaux et le charronnage.
Ces constructions seraient mises en adjudication, au plus offrant, parmi les constructeurs de Québec et adjugées au meilleur enchérisseur.
Je fis venir à Paris, pour le présenter à Menier, M. Comettant, le commissaire de la «Bourgogne» que je lui proposai de prendre comme sous-directeur résident. Il fut accepté.
Le commandant Lebœuf, son chef dans la compagnie Transatlantique avait donné son approbation à son départ du bateau.
Il fut décidé que nous allions repartir tout de suite. Je fis accepter le major Nazaire Levasseur comme notre agent à Québec; mon cousin Eustache serait chargé du secrétariat à organiser à Paris; il aurait avec lui un comptable.
P. Pochet, qui centraliserait toutes les pièces de la comptabilité de Québec et de l’administration de l’île. Ce secrétariat fut installé dans un appartement d’un immeuble appartenant à Menier, situé 4 avenue Hoche et à proximité de la rue Vigny où il demeurait.
Menier s’occuperait de trouver un docteur à Paris, pour résider à Anticosti toute l’année, un chef des travaux, et un chef de culture.
M. Comettant proposa comme chef comptable à l’île un employé de la maison des «Ciseaux d’argent» au Havre, M. Landrieux, qu’il connaissait, mais celui-ci ne partirait qu’à notre retour au Canada.
Il serait nécessaire de trouver, pendant notre absence, un navire de 300 à 500 tx, de vitesse économique, qui plus tard, établirait les communications entre l’île et Québec.
Ce bâtiment ne devait caler que douze pieds, à cause des rivages très bas des alentours de la petite profondeur des ports dans le golfe du St-Laurent.
Il devrait avoir de grandes cales très accessibles pour les marchandises et quelques accommodations pour des passagers de première et de troisième classes seulement, la deuxième classe étant inutile.
Notification fut faite à M. Despecher de la levée de l’option et toutes les formalités en Angleterre, pour la transcription des titres de l’île, au nom de M. Henri Menier, furent remplies.