Le pied brisé, nous apprend Matéo Paz Soldan, joue un rôle très important, car c'est pendant qu'on le chante qu'on produit des cadences et des agréments, d'un charme inexprimable pour ceux qui savent les comprendre.
Il n'est pas de si grand malheur, dit un poète oriental, qui ne puisse être adouci par la voix d'un ami.
La quena a été et reste pour l'Indien humilié cette voix consolatrice qui l'émeut, le charme, l'attriste, l'égaie, l'abaisse à la réalité de sa position, et l'élève jusqu'à la gloire de ses aïeux par la magie du souvenir et la chaîne mystérieuse de la tradition.
Les Péruviens, effrayés par les sanglantes orgies de leurs conquérants, abandonnèrent aux cupides mains de ces derniers les masses d'or et d'argent qu'ils avaient arrachées aux entrailles de la terre; mais, en fuyant, ils emportèrent la quena, dont les accents lamentables disaient mieux que n'auraient pu le faire les mots d'aucune langue, les regrets éternels dont leur âme était abreuvée.
La quena est une sorte de flûte, faite d'un roseau qu'on ne trouve, je crois, que dans la région appelée Sierra, au Sud de la république péruvienne.
Sa longueur varie suivant le caprice de l'exécutant; toutefois, s'il en est de neuf à dix pouces, la plupart mesurent un pied et demi de long, et deux tiers de pouce de diamètre.
Point de clefs à la quena, qui, probablement, n'en fut jamais pourvue. Cinq trous sur la ligne de l'embouchure, plus une petite ouverture sur le côté, permettent seuls à l'exécutant une variété très limitée de sons échelonnés chromatiquement.
Si incomplet et si défectueux que nous paraisse ce monotone roseau, il n'en a pas moins rempli de charme et d'émotions diverses, une suite de générations d'hommes.
Pour eux, le son voilé de la quena n'était peut-être pas seulement le sympathique agent de certains appétits et de certaines passions, il était le reflet par excellence de l'archétype du beau, l'image de la nature.
Le beau relatif et le beau absolu
On a beaucoup et bien savamment discuté sur le beau relatif et le beau absolu. Bien longtemps encore, sans doute, on discutera sur cette question d'une si haute portée philosophique et esthétique.
Pour nous, l'idée, quelque admirable, quelque inspirée qu'elle soit, n'est jamais et ne peut jamais être l'expression du beau absolu qui n'existe pas en musique et ne saurait exister, par la raison péremptoire que, tout système de sons étant nécessairement partiel et incomplet, puisqu'il est notre œuvre à nous qui sommes finis et incomplets, aucun ne saurait présenter cette rigueur implacable qui correspond à la vérité absolue, cette beauté sans défaut dont la création, dans ses harmonies perpétuelles, ses rythmes savants , ses figures correctes , ses variétés infinies et son unité souveraine , nous offre l'unique et écrasant exemplaire.
Aussi n'est-ce point à chercher à reproduire, dans les proportions de notre petite taille ce qui se meut dans le cadre sans limite de l'espace éternel que doivent tendre les efforts du compositeur, mais à éveiller les émotions diverses et toujours ravissantes que traduit dans notre âme attentive la contemplation idéale de l'œuvre incomparable de l'incomparable artiste, le divin Créateur.
Jean-Jacques Rousseau a donc pu dire avec une rare profondeur de pensée, sous une apparence de sophisme, que « hors le seul être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »
L'idée du Tout unique et harmonieux, avec la faculté de le rendre saisissable à tous, voilà pour nous l'idéal, le degré le plus parfait du beau ; mais cet idéal n'a pas été et ne pourra jamais être atteint.
Non, le beau ne dépend d'aucune règle, d'aucun moyen matériel ; il n'est le partage exclusif d'aucune école, d'aucune race d'hommes, d'aucune civilisation ; on le retrouve partout où une aspiration élevée se manifeste.
Pour comprendre les beautés des œuvres diverses, qui sont toujours des beautés de reflet, il faut nécessairement se trouver en communication d’idées, de sentiments, de croyances, de mœurs, avec les artistes qui les ont créés.
Le mysticisme chrétien ne sera pas plus compris de l'arabe sensuel, quoique poète, que le panthéisme indien ne l'aurait été de la philosophie sépulcrale de l'ancienne Égypte.
Voilà pourquoi certaines mélodies émanées de certains peuples qui ne les entendent pas sans une vive émotion, nous paraissent à nous, dans l'ordre de nos idées et de notre civilisation, insignifiantes, quand elles ne nous semblent pas ridicules et incohérentes.
Pour nous, Européens, la quena est un instrument presque barbare, et les airs péruviens appropriés à cet instrument et que la tradition fait remonter bien antérieurement à Manco Capac, sont des airs qui sollicitent notre curiosité plus qu'ils n'émeuvent notre cœur.
Mais voyez les Indiens, ils n'en peuvent supporter l'audition sans fondre en larmes, sans éclater en sanglots.
Qui oserait dire après cela que ces chants, informes, il est vrai, pour nos oreilles habituées à d'autres formes, d'une intonation souvent bizarre au point de vue de notre système tonal, soient néanmoins dépourvus de toute beauté, c'est -à- dire, dans une proportion quelconque, dépourvus de ce reflet sublime dont nous avons parlé?
Eh quoi ! Des hommes seraient émus jusqu'au paroxysme de l'émotion par la seule action de quelques sons sans suite et sans signification aucune ? Penser ainsi serait calomnier le cœur humain en portant atteinte à la considération de l'art.
La quena est jouée d'ordinaire par les Indiens en solo et sans aucun accompagnement.
Quelquefois cependant, il arrive que deux Péruviens se mettent à exécuter leurs chants, non point à l'unisson, comme on pourrait le croire en examinant leurs mélodies, mais à deux parties réelles.
L'harmonie plaintive des deux quenas attendrit les auditeurs, exalte leur imagination et les transporte au temps fortuné et à jamais passé, hélas ! Où ils vivaient libres et considérés sous l'égide de l'astre radieux qui brille pour tout le monde, excepté pour eux aujourd'hui.
Des larmes abondantes coulent de leurs yeux, et c'est à la douleur même qu'ils demandent un soulagement aux douleurs enivrantes qui les enveloppent comme dans une atmosphère de deuil harmonieuse.
Il faut un nouvel accent plaintif à tous ces accents de plaintes, et il faut que le timbre même de la quena soit assombri pour vibrer à l'unisson des cœurs abimés dans le néant de la désespérance.
Les musiciens, interrompus par leurs propres sanglots, n'ont pu finir leur chant. Ils ont ôté de leurs lèvres tremblantes l'instrument, et sans se parler, d'un regard, ils se sont compris.
On les voit alors gravir lentement les hauteurs les plus escarpées de la Sierra, comme s'ils voulaient, pour exhaler le souffle suprême de leur âme attendrie, monter plus près des cieux.
Là, sur ces escarpements arides et glacés, ils attendent l'heure des ténèbres pour s'abreuver de la dernière partie de ce concert désolé. Un vase rempli d'eau est apporté, et les instruments y sont plongés.
La voix de la quena dans cette sourdine liquide, devient la voix même des sépulcres et comme le super flumina Babylonis des maîtres tombés en esclavage.
Écoutez : il semble que des voix parlées se mêlent, par un phénomène étrange, à la voix chantée qui étouffe et pleure au sein de l'humide tombeau. Ne reconnaissez-vous pas ces voix lamentables : ce sont celles des fils de Sion, ou plutôt c'est l'écho de ces voix :
Aux saules maintenant elles sont suspendues
Sans qu'on pense à prêter l'oreille à leurs doux chants,
Ces harpes des Incas dont les cordes tondues
En d'autres jours charmaient par leurs accords touchants.