M. Oscar Comettant donne lecture d'un mémoire au congrès des américanistes à Nancy en 1875 ayant pour titre :
«La Musique en Amérique avant la découverte de Christophe Colomb»
Entreprendre d'écrire l'histoire de la musique en Amérique avant les voyages de Colomb et de Vespuce serait une tâche aussi incertaine, disons mieux, aussi impossible que de tenter d'écrire l'histoire même de l'homme dans cette vaste partie de la terre que nous appelons le Nouveau Monde.
En réalité, le Nouveau Monde pourrait bien être un monde aussi anciennement habité par le genre humain que l'Asie qui, cela ne parait pas douteux à nombre de savants, se trouvait reliée au continent américain avant que les grands cataclysmes n'eussent changé l'aspect du globe en déplaçant les mers.
Notre travail n'a pas la prétention de dire ce qu'on ne saurait dire en expliquant ce qui est inexplicable.
Il ne dépassera pas les limites d'un mémoire basé sur les rares matériaux se rattachant à la musique de la vieille Amérique qui ont pu échapper au vandalisme farouche des fanatiques conquérants du Mexique et du Pérou.
La musique est plus naturelle à l'homme que le langage. La musique est un produit spontané chez l'homme ; il n'en est pas de même du langage qui, chez les peuples arrivés à la civilisation, est le résultat de nombre de siècles d'efforts et de laborieux tâtonnements.
Curtius a compté six grandes étapes dans l'évolution du langage aryen. À combien de siècles correspond chacune de ces étapes, s'est demandé un célèbre philologue? Et il a répondu:
« C'est ce qu'on n'exprimera jamais par des chiffres. Mais le fait même de leur succession est acquis à la science. »
Qui pourrait dire le nombre de milliers d'années qu'il a fallu à l'homme en passant par les infinies transmutations des labiales, des dentales, des gutturales, des sifflantes et chuintantes, des liquides, etc., pour arriver à l'articulation qui est la conquête de la consonne et reste l'attribut le plus glorieux du genre humain.
«C'est elle, s'écrie avec enthousiasme un savant, c'est la consonne qui a tiré l'homme hors de pair, qui l'a séparé à jamais de l'animalité. Mais — ajoute-t-il aussitôt — il ne faudrait pas croire qu'elle ait dépassé d'abord les facultés départies à beaucoup d'êtres vivants. »
Il est vrai que le philologue que nous venons de citer se trouve en contradiction avec plusieurs illustres savants et notamment avec l'auteur d'un ouvrage couronné à l'Académie sous ce titre : Mémoire sur l'origine psychologique et philosophique des sons articulés et de l'orthophonie.
Pour l'auteur de ce mémoire, les sons articulés sont aussi naturels à l'homme que les cris chez les animaux qui hèlent, qui mugissent, qui miaulent, qui sifflent, qui aboient et qui gazouillent.
Hélas ! La science n'est trop souvent que l'art de conjecturer, et la contradiction est son domaine tourmenté.
Quoiqu'il en soit de la consonne, ce qui est indiscutable pour tout le monde parce que tout le monde peut en trouver la preuve par la plus simple observation, c'est que la musique n'a pas eu d'inventeur.
Si elle n'est devenue un art complet par l'union savante de la voix aux instruments que chez les modernes européens qui ont fait de la musique l'art idéal par excellence, on peut dire que partout où il y a eu des hommes il a existé des chants et des instruments.
Les premières manifestations du sentiment chez l'enfant ne sont autre chose que des chants à l'état rudimentaire. Longtemps avant de penser, par conséquent de parler (car pour nous le langage et la pensée sont équivalents), l'enfant éprouve des sensations qu'il exprime par des inflexions vocales.
Le cri, le rire et les pleurs participent directement de la musique. Dans les moments de calme, l'enfant au berceau fait entendre une sorte de gazouillement qui est la chanson à l'état embryonnaire et marque sa joie.
L'homme voisin du berceau dans les contrées où la civilisation n'a pas encore apporté l'éducation de son esprit, ne manifeste guère que par des cris ou des vagissements les passions qu'il éprouve.
C'est au moyen de cette langue vocale quelque grossière qu'elle soit, qu'il exprime le désir, l'épouvante, le plaisir, la haine, etc. C'est aussi par des inflexions musicales que l'homme civilisé manifeste ses douleurs physiques.