L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
Et M. Ernest Gagnon ajoute :
"C'est un fait digne de remarque que le premier travail connu du célèbre explorateur fut précisément une carte de cette île d'Anticosti qui devait devenir plus tard son domaine et peut-être son tombeau".
Tout allait pour le mieux dans l'île quand l'amiral Phipps, remontant le fleuve avec une flotte de trente-cinq navires montés par 3,400 hommes, pour aller assiéger Québec, passant par ces parages, détruisit tous les établissements de pêche des Français, à l'Anticosti, à Percé, et aux Iles Mingan. Les magasins de Louis Joliet furent du nombre.
Quelques jours après, Louis Joliet et sa famille qui descendaient le fleuve sur leur bateau, furent capturés par l'amiral anglais et faits prisonniers.
Ils furent dans la suite échangés pour des prisonniers anglais. Mais Joliet, se voyant ruiné, ne se découragea pas. Il recommença avec une nouvelle énergie l'exploitation de ses pêcheries dans sa seigneurie, depuis l'Ile-aux-Œufs jusqu'à la Baie des Espagnols.
Jolliet, sa mort
Il était en pleine activité quand la mort vint trancher le fil de ses jours. Il était alors très pauvre et avait cinquante-cinq ans.
Il mourut en 1700, croit-on, sur son île d'Anticosti, affirment les uns, sur une des Iles Mingan, en face du Gros Mécatina, prétendent d'autres historiens, entre autres Margry, conservateur des archives au Ministère de la Marine, à Paris, qui se base sur un document qui n'a jamais été publié.
Au reste, on a beaucoup discuté sur la date précise de la mort de Joliet et sur le lieu de son décès. Les uns ont placé sa mort en 1699, les autres en 1701. D'après certains documents, qui paraissent très sûrs, on peut placer son décès entre le 4 mai et le 18 octobre 1700.
Quoiqu'il en soit on n'a jamais pu découvrir la moindre trace de sa tombe ni à Anticosti ni sur aucune des îles Mingan.
Jolliet, sa succession
L'Ile d'Anticosti fut dans la suite l'objet de différentes mutations, depuis 1680 jusqu'à nos jours. Vingt-cinq ans après la mort de Joliet elle fut divisée en parties égales entre trois de ses enfants:
Jean Joliet, sieur de Mingan,
Charles Joliet, sieur d'Anticosti, et
Claire Joliet, épouse de Joseph Fleury de la Gorgendière.
À partir de là, il semble que la question de la propriété de l'île ait été assez compliquée. Mentionnons les principales.
Anticosti, propriétaires différents
Le 18 mai 1778, à la poursuite des héritiers de Joseph Fleury de la Gorgendière, contre les héritiers de Charles Joliet d'Anticosti et Jean Lamelin, les neuf vingtièmes du Fief d'Anticosti furent vendus à William Grant, époux de Catherine Fleury de la Gorgendière. William Grant, par un acte du 17 novembre de l'année suivante, fait l'acquisition d'autres parties indivises de l'île.
Le 28 mai 1781, dans un acte de foi et hommage, les sieurs Nicholas, François et Joseph de la Fontaine de Belcourt,- François Cugnet, William Grant, Thomas Dunn, Louis Joliet et Bissot de la Rivière sont reconnus seigneurs et propriétaires de l'Anticosti et des Iles Mingan.
Puis, un acte passé le 12 décembre 1789 nous fait connaître les diverses mutations qui ont mis MM. Grant, Dunn et Stuart en possession de la presque totalité de l'Ile d'Anticosti.
À partir de 180 l, aucun nom français n'apparaît parmi les propriétaires de l'île, du moins dans les documents conservés aux archives du département des terres de la Couronne à Québec.
La moitié du fief, alors, appartenait à la succession vacante de William Grant, et cette partie fut vendue par le shérif de Québec le 30 juillet 1808 et adjugée à Patrick Longan pour la somme de $175,000.00.
C'est vers cette époque que l'on doit placer certains essais de colonisation dans l'île entrepris par le gouverneur Craig, mais qui ne réussirent pas.
Cette moitié indivise de l'île passait aux héritiers Longan, à Madame Forsyth, Charlotte Longan, Maria Longan, Madame Leslie, Julia Longan et Madame Johnson. Cette dernière vendit sa part à sa sœur, Madame Forsyth, le 4 juillet 1826, par acte passé devant le notaire McPherson.
Tentative de colonisation, 1874
Il y eut encore plusieurs autres mutations qu'il n'est pas intéressant de rapporter, quand en 1874 on tenta de nouveau la fondation d'une colonie permanente sur l'île d'Anticosti. On voulait changer la face de l'île et y fonder une vaste colonie.
Cette tentative échoua dans le plus lamentable fiasco et plongea dans la misère les quelques familles que l'on avait déjà fait venir des Iles de la Madeleine et de Terreneuve.
Le gouvernement fut obligé d'aller au secours de ces familles pour les empêcher de mourir de faim. Cette tentative avait été faite par la Compagnie Forsyth.
Autres transactions
Après les essais infructueux de cette compagnie, il y eut encore plusieurs autres transactions jusqu’en 1884 alors que l'Ile d 'Anticosti fut vendue par licitation, en vertu d'un ordre de la Cour Supérieure siégeant à Chicoutimi, et elle fut adjugée à M. T. W. Stockwell.
Ce dernier vendit ensuite un tiers de son île au baron Headly, et celui-ci revendit ce tiers à M. T. G. Stockwell, frère de l'autre.
En 1888, par un acte passé devant le notaire Meredith, de Québec, les MM. Stockwell revendirent toute l'île à une société qui fut connue sous le nom de "The Governor and Company of the Island of Anticosti".
Henri Menier, nouvel acquéreur
Le 16 décembre 1895, le liquidateur de la susdite compagnie anglaise vendait toute l'île à M. H. - E. - A. Menier, de Paris, France, par un acte passé devant le notaire Campbell, de Québec, pour la somme de $125,000.00.
L'île, ayant été vendue par le shérif en 1884, les droits du nouvel acquéreur devenaient indiscutables. Un certain groupe anglais eut donc bien tort de faire dans le temps tout le tapage que l'on sait lors de la vente de l'île à M. Menier dont les bonnes intentions ne pouvaient être mises en doute.
À ce sujet, il est remarquable de constater que pendant tout un siècle, les Anglais ont eu la pleine possession de l'île, sans n’y pouvoir absolument rien faire, malgré les capitaux qu'ils avaient à leur disposition, en certaines occasions.
Toutes leurs tentatives d'exploitation et de colonisation ont abouti à de lamentables fiascos. Il fallut le génie français pour arriver à mettre un peu de vie sur cette île sauvage et désertée.
En trois ans. M. Menier fit plus sur l'île que les propriétaires d'avant avaient fait dans un siècle. Il est malheureux que plus tard, après trente-et-un ans de séjour et de travaux sur l'île, les MM. Menier aient été obligés d'abandonner cette entreprise.
L'après Menier, propriétaires
En effet, en juillet 1926, M. Gaston Menier vendait à un syndicat l'Ile d'Anticosti pour la somme de $6,500,000.
Ce syndicat qui fut connu sous le nom de "Anticosti Corporation" était formé de trois compagnies:
Ce syndicat acquit toutes les propriétés Ménier.
Il fonda une compagnie filiale sous le nom de "Anticosti Shipping Co." dont la flotte comprenait le "Fleurus", le "Cherisy", les remorqueurs "McKee", et "Hullman" et la goélette "Joliet".
Faire l'historique des établissements Joliet, Forsyth et Menier, c'est faire l'histoire de l'Ile d'Anticosti.
Le fiasco de la compagnie Forsyth, colonisation
Nous connaissons l'œuvre de Louis Joliet dans sa seigneurie. M. Faucher de Saint-Maurice et Mgr Charles Guay, P.A., nous font connaître l'aventure vaudevillesque de la Compagnie Forsyth qui fit de grandes dépenses pour arriver au fiasco monumental auquel nous venons de faire allusion.
Elle avait été trompée par ses agents d'Angleterre, Faucher de Saint-Maurice, au cours d'une de ses croisières dans le Golfe, visita les hangars de cette compagnie à la Baie-des-Anglais, aujourd'hui Baie Sainte-Claire, nommée ainsi par M. Henri Menier en l'honneur de sa mère, et où on aurait voulu commencer les premiers travaux.
Faucher de Saint-Maurice raconte:
"Nous étions arrivés et dans les vastes hangars qui s'élevaient devant nous, on avait entassé ... Des pelles, des pioches, des charrues, des vivres, des habillements, enfin tout ce qui convient à de nouveaux colons, dira le lecteur prévoyant ...
Nenni homme prudent. À la place de ces premières nécessités de la vie, on voyait pour des milliers de piastres de chevilles de fer pour les bottes, des masses, des enclumes, des perches de ligne superbes, de marchepieds de carrosses, des poignées de cercueil, une imprimerie bric à brac impossible envoyée d'Angleterre par des gens qui avaient trompé la compagnie, et qu'il fallait vendre plus tard à des prix infimes.
Au milieu de cette pacotille impossible, pendant que dans les vitrines s'étalaient les selles anglaises, des livrets d'hameçons et de mouches, des boucles de harnais, on avait oublié le nécessaire: et le lard se vendait une piastre la livre".
Voici des faits indéniables qui sont rapportés par Mgr Charles Guay à qui ils ont été racontés:
"Un nommé Closter, Scandinave, représentait la dite compagnie, et demeurait à la Baie Gamache en qualité d'agent local.
La Compagnie lui confia un jour une somme de $6,000 pour acheter l'outillage nécessaire à la colonisation de l'île.
Il se rendit à Montréal et acheta au rabais un fonds de magasin en faillite, et ses achats furent transportés à grands frais à l'Ile d'Anticosti.
Ils consistaient en six quarts remplis de cordes de violon: une quantité considérable de perches à pêcher, de mouches de toute espèce pour la pêche: de paquets innombrables de limes de toutes dimensions, d'un nombre incalculable de poignées de cercueil, de plusieurs milliers de livres d'acier en barre, etc., etc. et d'un bric à brac indescriptible.
M. Closter, aidé de son géologue, M. Taylor, avait fixé la métropole de l'île à la Baie Gamache, et la capitale future avait reçu le nom poétique de Nora. Les rues et les boulevards en avaient été alignés: la nouvelle cité devait occuper plusieurs milles carrés.
Au moment ou cette mise en scène se déroulait à la grande satisfaction de ses auteurs, il y avait sur l'île, à Belle-Baie, une demi-douzaine de colons qui se mouraient de faim, et l'état-major qui se composait de MM. Closter et Taylor, devait avoir recours aux expédients d'un cuisinier français pour prendre leurs trois repas par jour.
Celui-ci allait à la pêche à la truite et avait recours à d'autres moyens pour leur conserver la vie.
Quelques terreneuviens attirés sur l'île par les prospectus alléchants de M. Closter, furent réduits à la dernière des misères.
Trois d'entre eux, deux pères de Famille et un célibataire, réparèrent une vieille chaloupe pour se rendre à Gaspé et y chercher des vivres.
Ils laissèrent Belle-Baie dans l'automne de 1873 et se noyèrent dans la traversée.
Le gouvernement fédéral, dans l'automne suivant, envoya un croiseur à l'Ile d'Anticosti pour rapatrier les débris de cette colonie naissante.
"Les officiers du croiseur trouvèrent les deux veuves des maris noyés l'automne précédent, dans la plus grande pauvreté et dans un dénuement complet. Elles furent transportées au port des Basques, sur l'Ile de Terreneuve.
"Le même croiseur, en revenant à Québec, ramena M. Taylor avec sa famille, et le cuisinier français qui se trouvait à la Baie Gamache sans aucune ressource quelconque.
"Quant au bric à brac de M. Closter, il fut vendu à une maison de commerce de Charlottetown, Ile du Prince-Edouard, dans l'automne de 1874''
"Ainsi finit la comédie", termine Mgr Guay qui tenait la plupart de ces renseignements d'un des officiers du croiseur dont il vient de parler.
La Compagnie Forsyth n'avait évidemment pas raison de se réjouir de ses succès.
L'établissement Ménier fut assurément plus sérieux et eut de meilleurs résultats.
Nous avons vu que le 16 décembre 1895, par devant le notaire William-Noble Campbell, de Québec, l'Ile d'Anticosti fut vendue par la "Governor and Company of the Island of Anticosti", pour la somme de $125,000 à M. Henri Menier, de Paris, France.
Henri Menier, la transformation
Ce millionnaire français, devenu de par nos lois civiles, légitime et unique propriétaire de l'île, celle-ci va commencer de vivre une ère de prospérité inconnue jusque là.
Car seul un multimillionnaire pouvait entreprendre ces travaux qui commencèrent dès que deux hommes d'affaires de M. Menier, MM. Martin Zédé et Dujardin-Beaumetz, ingénieur civil, eurent terminé une exploration générale de l'île.
Plus précisément, M. Menier commença l'exploitation de son immense domaine dans le printemps de 1896.
Avant cette date, il n'y avait eu à bien dire sur l'île que quelques arpents de terre mis en culture par des gardiens de phares. Il était reconnu que la terre anticostienne était excellente pour la culture des plantes farineuses et pour toutes sortes de légumes.
Baie Sainte-Claire
M. Menier fit tout d'abord des défrichements considérables à la Baie Sainte-Claire qui devint vite un joli village aux rues droites et larges, macadamisées et bordées d'élégantes maisons, au nombre d'une soixantaine, toutes peintes de couleur vert olive et portant toit rouge en demie croupe.
On remarquait, entre autres édifices, la maison du gouverneur, M. Louis-Oscar Commettant, avec ses larges vérandas, ses serres à fleurs variées, une chapelle temporaire, un hôpital, le magasin général, deux hôtels, une salle publique, des écoles, la villa du comptable, M. Raoul Landrieux.
Enfin, on voyait encore les boulangeries, les forges, un abattoir, une beurrerie.
Puis, à l'extrémité du village, il y avait la ferme qui comprenait plusieurs constructions importantes telles que les écuries, les granges, la porcherie, etc.
Un gradué de l'Ecole d'Agriculture de Grignon, France, M. Jean-Léon-Marie Picard, était alors chef de culture et avait la direction de la ferme.
Il commença ses expériences agricoles par l'élevage des animaux de ferme. On prétendait alors que ces animaux ne pouvaient vivre dans l'île plus de dix-huit à vingt mois, à cause d'une herbe empoisonnée dont ils se nourrissaient.
Les expériences de M. Picard ont prouvé le contraire. Enfin, disons qu'une voie téléphonique reliait entre eux ces établissements ainsi que le phare de la pointe ouest, l'Anse-aux-Fraises, la Baie Gamache et une scierie au lac McCarthy.
Un bon et beau chemin carrossable conduisait, à travers la forêt, de la Baie Sainte-Claire à la Baie Gamache, distance de huit milles et quart.