Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, mercredi le 16 mars 1864, 8 hrs du soir
Quand ces lignes vous parviendront, vous aurez déjà appris par le télégraphe que les batteries prussiennes de Blodgerland ont ouvert leur feu contre les fortifications de Düppel.
Les premiers coups de canon
C’est hier, à neuf heures et demie, que ce sont fait entendre les premiers coups de canon. Jusqu’à deux heures et demie après-midi, la canonnade a continué lançant des boulets et des obus dans les redoutes danoises. Quelques grenades ont éclaté dans la ville de Sonderborg en causant une véritable panique parmi la population, qui s’était habituée à croire que les Prussiens n’attaqueraient pas une position aussi forte que Düppel.
Un obus a éclaté sur le toit d’une maison à peu de distance de celle que j’habite, et quelques autres projectiles creux ont jeté l’épouvante sans toutefois ne blesser personne. On s’est demandé si les Prussiens avaient l’intention de détruire la ville, qui pourtant ne renferme aucune forteresse.
Quoi qu’il en soit, il y a eu ici un véritable sauve qui peut d’enfants, de femmes et de bourgeois. Tout ce monde pacifique a fait ses paquets à la hâte et s’est mis à l’abri dans des charrettes, les autres à cheval, le plus grand nombre à pied, dans l’intérieur de l’île, du côté d’Augustenbourg (7,5 km).
Ils se logeront là comme ils pourront, et devront se trouver heureux de trouver du pain noir et des pommes de terre.
Au premier coup de canon, le moral un peu endormi du soldat s’est réveillé comme en sursaut, et, sans montrer cet enthousiasme qu’on voudrait voir chez les défenseurs de la patrie menacée, ils paraissent résolus, à faire leur devoir. Partout les officiers donnent l’exemple, et certes ils n’épargnent pas leur personne au feu.
Jamais peut-être on ne vit tant d’officiers blessés et tués par rapport au nombre de soldats atteints. On cite quelques traits d’héroïsme. Un canonnier blessé grièvement au bras par un éclat d’obus refuse les soins du chirurgien avant que celui-ci n’ai pansé la blessure d’un lieutenant moins grièvement atteint.
Pendant que le sang coule abondamment de la blessure du canonnier, il ôte sa casquette et crie d’une voix ferme, bien qu’altérée par la douleur: “Vive le vieux Danemark!” Puis il s’évanouit.
Mes informations particulières, puisées à des sources certaines, m’apprennent que les six ou sept batteries de Broagerland n’ont occasionné dans les forteresses que des dégâts matériels à peu près insignifiants.
Ces batteries prussiennes (canons rayés) sont placées à la gauche de Düppel, dans une presqu’ile, et tirent à la distance de près de cinq kilomètres. Les Danois ont à peine répondu à cette canonnade, peut-être parce qu’à cette grand distance ils avaient peu d’espoir d’atteindre les ouvrages de l’ennemi.
Il se confirme que les Prussiens, en nombre considérable, ont exécuté des mouvements de concentration, et qu’ils se proposent d’attaquer le village abandonné de Düppel dont je vous ai dit quelques mots dans ma dernière lettre.
Des troupes arrivent de tous les points de l’île où elles étaient campées. On s’attend pour le lendemain à un bombardement sur toute la ligne, et peut-être à une sanglante bataille dans le village de Düppel qui sera brûlé si les Danois se voient forcé de l’abandonner.
L’attente n’a pas été trompée. A dix heures du matin, aujourd’hui 16 mars, la foudre des canons gronde partout et l’air est sillonné de projectiles. Jusqu’à trois heures c’est un feu terrible évalué ici à cinq ou six cent coups de canon. Les Danois n’ont répondu que par une quarantaine de coups bien dirigés qui paraissent avoir produit de l’effet.
Il ne m’appartient pas de vous dire quels sont les dommages causés par ces cinq ou six cents coups de canon; il est des limites tracées pour un correspondant par la prudence et la bienséance. Toutefois, et sans me montrer indiscret, je ne vois aucun inconvénient à dire que si des pertes douloureuses en hommes sont le produit de cette seconde journée de bombardement, la partie matérielle des fortifications n’a que peu souffert.
Le canon n’a cessé de gronder que pour donner lieu, dans l’après-midi, à un combat d’infanterie dans un petit village à la droite de Düppel, appelé Ragebol. Les Prussiens avaient, dit-on deux pièces de campagne dans cet engagement, qui, du reste, a été de courte durée.
Tout porte à croire que la bataille prévue dans le village de Düppel aura lieu demain. Les Danois pourront-ils s’y maintenir contre des forces si supérieures aux leurs? Si les Prussiens s’établissent dans cette position, ils ne seront plus qu’à douze cents mètres de la première ligne des fortifications danoises. L’assaut sera évidemment la conséquence de cette occupation.
Le bruit du bombardement a eu pour effet d’exciter l’ardeur guerrière des soldats. Partout on entend retentir à pleine voix dans les rangs des troupes qui vont au feu le chant patriotique célèbre le vaillant soldat. Pour la première fois depuis que je suis à Sonderborg, j’ai vu les soldats défiler tambour en tête. La musique militaire se mêle au bruit du canon, et tout respire l’ivresse des combats.
Mais ce n’est là que de l’ivresse, et la réalité n’en subsiste pas moins, affligeante et fatale.
Triste spectacle, en définitive, que celui de la guerre, rendu plus triste encore quand c’est un petit peuple, faible et d’humeur pacifique, qui la soutient contre deux puissantes nations alliées, dont le but est peut-être moins de châtier les Danois pour des torts imaginaires que de faire une démonstration propre à relever leur prépondérance militaire aux yeux du peuple allemand lui-même. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas avec de semblables combats que les Prussiens se rendront sympathiques dans la confédération et qu’ils brilleront de la gloire militaire en Europe. Il n’y a pas de gloire à agir six contre un.
Le Danemark est assez malheureux en ce moment pour que je lui épargne tout reproche; pourtant, il serait difficile de dissimuler qu’il y a de l’incurie un peu partout, et que la conduite de cette guerre laisse beaucoup à désirer.
Le défaut de prévoyance est manifeste, et c’est à l’imprévoyance qu’il faut attribuer le grand nombre de soldats danois faits prisonniers; s’Il faut s’étonner de quelque chose, c’est qu’il n’en soit pas fait davantage. Il est de règle de n’occuper une position que lorsqu’on peut la défendre.
Fehmarn et Frédéricia
Il y a deux jours, l’oubli de cette règle a occasionné la perte d’une petite île près de Holstein, nommée Fehmarn, et dans laquelle cent soldats danois ont été faits prisonniers. Six cents Prussiens ont profité de l’absence de toute canonnière dans ces parages pour débarquer à l’improviste et capturer, par la même occasion, un transport qui était à l’ancre. Voilà des pertes que rien ne justifie, que tout condamne au contraire.
Pendant que les Prussiens, assistés d’un nombre d’Autrichiens qu’on suppose minime opèrent devant Düppel, les Autrichiens, en forces considérables, continuent leurs exploits dans les alentours de Frédéricia. Peut-être les alliés tenteront-ils d’enlever ces deux positions le même jour.
S’ils réussissent, le Danemark n’aura peut-être d’autre alternative que de proclamer la république ou de se jeter dans les bras de la Suède. En attendant, les exploits des Autrichiens dans le Jutland ne sont pas sans analogie avec certains exploits de certains héros de la Calabre.
Le pillage allemand
En effet, partout où passent les troupes allemandes elles font main basse sur tout ce qui peut leur être utile sans qu’elles aient une seule fois songé à indemniser les propriétaires des objets dont elles se sont emparé. Jusqu’à présent ils ont ainsi confisqué à leur profit, 3,000 bœufs, 2,500 chevaux, une foule de barils de farine, d’eau-de-vie, de vin, etc. pour une somme évaluée à six millions de francs.
Ce n’est pas tout: ne voulant pas se donner la peine d’exécuter eux-mêmes les travaux commandés contre la forteresse de Frédéricia, les soldats autrichiens se font remplacer dans cette pénible besogne par tous les Danois indistinctement, âgés de quinze à cinquante ans.
Des procédés semblables ne sont plus de notre temps et ajoutent à ce qu’a d’injustice et de peu chevaleresque cette guerre où tout sentiment généreux semble exclus, où l’on ne s’appuie que sur la force et la violence.
Un officier français, le colonel Février, est arrivé à Sonderborg dimanche dernier pour examiner les fortifications et suivre la marche des opérations. Il n’a pas eu longtemps à attendre pour être témoin des événements.
Je vous tiendrai au courant, jour par jour, autant que me le permettra le départ du courrier, de la marche de la bataille.