Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, le 11 mars 1864
L'attente
Rien de nouveau à Düppel jusqu’au moment où je vous écris ces lignes. Chaque matin on s’attend à être réveillé par le bruit des trois cent pièces de canon qui sont en ligne de part et d’autre, et chaque matin on est déçu dans son attente... j’allais dire dans son espérance, tant chacun ici est impatient d’arriver à un dénouement quelconque. Le temps est horrible, il fait froid, la neige tombe à flocons et les soldats usent leur énergie et leur santé dans un service pénible et stérile.
Düppel, village fantôme
Malgré le mauvais temps et le mauvais état des chemins, dans lesquels on enfonce parfois jusqu’à mi-jambe, je suis allé hier, en compagnie de M. Ducey, correspondant de Daily Telegraph, et d'un officier suédois, M. Vejesach, en avant des premières lignes de fortifications, dans le village abandonné de Düppel.
Un poète eut trouvé un poème tout fait écrit sur le mur de chacune de ces maisonnettes, dont l’extérieur riant contraste si péniblement avec l’intérieur vide et désolé. On sent que le bonheur, un bonheur calme et modeste comme est le vrai bonheur, habitait ces paisibles demeures avant que l’arrivée soudaine, presque foudroyante, des ennemis ne donnât l’alarme en commandant la fuite.
Quel trouble, quel désespoir parmi ces campagnards, et que de vieillards ont dû pleurer la chaume qui les abrita si longtemps et qu’ils ne reverront plus jamais!
Quant à moi, je n’ai rien vu qui éveillât des sentiments plus mélancoliques que ce joli petit pays, où tout respire le calme et la simplicité, condamné à mort par les cruelles nécessités de la guerre.
En voyant Düppel, aux maisonnettes basses et régulières, aux croisées vertes, on pense à ces villages en bois peint fabriqués à Nuremberg pour l’amusement des enfants. La foudre des canons les aura bientôt renversées comme ferait d’un joujou véritable un enfant capricieux et brutal.
Au moment où nous montrons à un officier de ronde, qui nous le demande, notre sauf-conduit, nous entendons à peu de distance un certain nombre de coups de fusil. Ce sont les avant-postes danois aux prises avec les avant-postes prussiens. Ils se tirent à courte distance et s’ajustent souvent après parlé par signes. Tristes combats!
Puisque les Prussiens mettent Düppel le temps de la réflexion et qu’ils nous laissent des loisirs, je veux vous dire aujourd’hui comment on vit ici... Il sera toujours trop, hélas! Malgré l’impatience générale, de vous dire comment on a cessé d’y vivre.
Ce n’est pas précisément ici que je conseillerais aux personnes amies de leurs aises et de la bonne table de se fixer en ce moment. On se loge à Sonderborg où on peut et comme on peut; on mange où cela se trouve, comme cela se trouve et quand cela se trouve. Les moineaux dans les champs n’ont pas de repas moins réglés que les hommes dans ce belliqueux mais peu confortable village.
Je sais bien qu’il serait à peu près impossible qu'il en fût autrement; aussi n’est-ce point pour formuler aucun blâme que je dis cela, mais uniquement pour constater un fait.
La faim
Quand on a par trop faim, qu’il soit huit heures du soir, huit heures du matin, midi ou minuit, on cherche quelque part quelque chose à manger; si on en trouve, c’est à merveille; si on n’en trouve pas, on se console en pensant qu’on sera peut-être plus heureux le lendemain.
Hier, par exemple, vingt-six officiers ont dîné parfaitement d’un riz au lait et d’un ragoût de viande hachée et non hachée, chez le maître d’hôtel où loge M. Fallinca, le correspondant au Times. Aujourd’hui, il n’y avait, dans cette même maison, de diner pour personne. Ce n’est pas tous les jours fête. Le correspondant du Times est venu me compter ses malheurs.
J’avais une boîte de conserve de la très belle fabrique, à Copenhague, de notre compatriote M. Beauvais (la Providence en boites de fer-blanc). La pointe d’un sabre enleva le couvercle, et nous sommes à la tête d’une excellent pot-au-feu à la française! Une autre fois, c’est moi qui irai frapper au buffet de mon confrère... s’il a du buffet.
Les officiers danois sont des héros; non seulement ils attendent avec un remarquable courage le moment de se mesurer avec un ennemi quatre fois plus fort qu’eux; mais encore, ce qui est bien autrement redoutable, ils mangent sans se plaindre les tartines de pain de seigle et le miroton noir comme le crime et fatal comme la destinée.
La soif
Il est vrai que la bière est bonne et qu’on peut trouver du vin potable sous le titre réjouissant de château Margaux. Mais c’est là un détail à peu près insignifiant pour les Danois, dont beaucoup dînent sans boire ni vin, ni bière, ni eau. Aussi ne met-on jamais de verre à table quand on dresse le couvert.
Si par hasard, dans le courant du repas, quelqu’un veut boire, il demande soit du vin, soit de la bière, soit encore un petit verre d’eau-de-vie d’orge. Jamais personne ne boit d’eau; sans doute parce qu’elle n’est pas saine. Au reste, à Copenhague même, j’ai vu deux carafes d’eau et six verres ordinaires pour une table de soixante et dix couverts.
L'ennui de l'attente
Il n’y a pas un seul café sans Sonderborg, et on ne sait où se réunir pendant ces longues et tempétueuses soirées où la pluie et la neige, entraînées par la bourrasque, frappent, crient et sifflent aux vitres de toutes les fenêtres.
Si du moins le clairon et le tambour mêlaient au son lugubre du vent et de la pluie leurs voix martiales, ce serait de l’animation, de la vie! Mais tout ici, en dehors de la nature, est profondément silencieux, et il plane comme une atmosphère morale de tristesse et de résignation. Il faudrait au soldat quelque chose qui occupa son esprit et l’égaya.
Mlle Godet, ballerine pour égayer
Mais s’il n’y a pas de café à Sonderborg, en revanche nous jouissons d’une salle de spectacle, avec la troupe de vaudevillistes danois et une danseuse française. Comme beaucoup de danseuses françaises à l’étranger, Mlle Godet, c’est le nom de la sylphide, n’a jamais vu la France, bien entendu. Elle est née à Altona, il y a de cela seize printemps, pas plus, et, comme il faut faire quelque chose, elle s’est engagée en qualité de ballerine.
Mlle Godet, qui, certainement a commencé ses pirouettes avec la guerre et les terminera à la conclusion de la paix, est un enfant délicieuse. Elle danse des pas de caractère dont le caractère est toujours essentiellement original. Elle arrive sur la scène court-vêtue, agite ses bras suivant l’inspiration du moment, et fait des bons sur elle-même avec la grâce et la naïveté de petites filles qui sautent à la corde dans le jardin des Tuileries. D’autrefois elle s’élance d’un bout de la scène à l’autre; on dirait alors qu’elle joue du ballon.
Mlle Godet fait les délices de Sonderborg; et c’est justice. Sa tête est blonde comme la Marguerite de Faust; l’expression en est à la fois malicieuse et naïve; ses jambes ne dépareraient pas une Vénus; enfin, elle sourit et se donne le titre de française; quelquefois même elle y ajoute celui de perle d’Andalousie; et tout cela pour la bagatelle de trois marcs: soit quelque chose comme un franc soixante centimes!
Pour mon compte, j’ai beaucoup et bien sincèrement applaudi Mlle Godet, à laquelle je ne reprocherai qu’une chose, de n’avoir pas pris un nom plus poétique et mieux appropriée à la circonstance. Mlle Terpsychore, par exemple.
Il n’y a ici que très peu d’étrangers, en dehors des officiers suédois et norvégiens; trois ou quatre anglais, un Italien, et un français, moi; c’est tout à ma connaissance.
Il est vrai que, eu égard aux difficultés de voyage, on se trouve à Düppel plus loin de Paris, que si l’on était à New York ou à Saint-Pétersbourg.
Il est arrivé, avant hier, à Als, une jeune femme dont le mari, Norvégien de naissance et Danois de cœur avait offert ses services comme docteur à l’hôpital d’Augustenbourg. A son tour, il tomba malade, et se sentant en danger de mort, il voulut voir une dernière fois celle pour qui il avait une si tendre affection. La maladie a été plus vite que la télégraphie et la vapeur, et la pauvre femme a trouvé son mari mort en arrivant. Dans sa main crispée, il tenait la gracieuse image de sa jeune compagne.
J’ai fait le voyage de Copenhague à Sonderborg avec une charmante jeune fille danoise, fiancée d’un jeune officier d’état-major. Cet officier, à la suite des fatigues occasionnées par la retraite du Danewerke, est tombé malade. La vue de sa fiancée vaudra pour lui mieux que toutes les drogues de toutes les pharmacies du monde, et il guérira promptement.
Le trajet d'une balle de fusil
Un officier danois s’est donné pour mission spéciale d’étudier les déviations, suivant la distance du tir, des fusils rayés de messieurs les Prussiens. Il se rend presque tous les jours aux avant-postes, muni d’une lorgnette et note sur un carnet ses observations.
Avant-hier, un tirailleur allemand aperçoit cet officier en observation à la distance d’environ six cent mètres. Le soldat, obéissant instinctivement à la discipline militaire, salue respectueusement l’officier, et se met ensuite en devoir de lui loger une balle dans le corps. Celui-ci, paraît ravi de cette circonstance qui va lui permettre de faire une nouvelle observation. Pensant que le tirailleur prussien d’adosse contre un arbre pour être plus sur de son coup, l’officier braque sur lui sa lunette.
- C’est parfait, dit l’officier, le canon du fusil est juste pointé sur ma poitrine. Voyons!
Le coup part, et l’officier danois écrit tranquillement sur son carnet: “A la distance d’environ six cent mètres, la déviation d’une balle de fusil rayé est d’environ un mètre.”
Demain doit avoir lieu dans les fortifications de Düppel la distribution des croix d’honneur mérités par les officiers et soldats qui se sont particulièrement distingués à Missunde.
Deux zouaves japonais en visite
Au moment de fermer cette lettre, on vient de me dire que deux zouaves, sont arrivés à Sonderborg. Toute vérification faite, il se trouve que ce ne sont pas des zouaves, mais des officiers de la marine japonaise. Ils sont venus en Europe compléter leur instruction littéraire et maritime. Ils étaient hier dans le cap des Prussiens, ils sont aujourd’hui dans celui des Danois.
Je n’ai jamais vu de figures plus caractéristiques que celles de ces deux Orientaux. Ce sont des écrans chinois qui agissent et qui parlent. J’ai pu, en anglais, échanger quelques paroles avec ces rares étrangers.
Comme je demandais à l’un deux si la construction des navires japonais avait quelque rapport avec les jonques chinoises, il me répondit avec l’expression du dédain que les jonques étaient de détestables bateaux, et que le Japon comptait parmi ses bâtiments de guerre vingt-trois steamers munis d’excellentes machines et d’une bonne artillerie. Plus tard, il vint à me dire que le dernier recensement portait à près de six millions les habitants de Yesso. Que sont donc Paris et Londres à côté de la capitale du Japon!