Correspondant de guerre
Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Lubeck, 22 février 1864
Parti de Paris avec la mission que vous avez bien voulu me donner d’aller au Danemark pour assister aux événements dont ce malheureux pays est le théâtre, je profite d’une heure pendant laquelle le steamer qui doit me conduire à Copenhague chauffe sa machine pour vous raconter mon excursion à Slechwing .
Parti de Hambourg, nous arrivons à Rendsburg (106 km) à huit heures du soir. Rendsburg est une petite ville fortifiée sur le canal de l’hyder, et la dernière à la frontière du Holstein. Toutes les maisons sont pavoisées, mais cet air de fête contraste singulièrement avec l’aspect morne des habitants. Ils sont tous enfermés chez eux, et on ne voit dans les rues que des troupes austro-prussiennes, des trains de bagage, des couvertures, etc.
Je veux me loger, impossible de trouver ni une chambre ni un lit. J’avise une chaise où j’aurais pu, comme Napoléon 1er à la veille d’Austerlitz, sommeiller une heure et demie; cette chaise même est louée par un officier prussien qui en prend possession sous mes yeux. Si du moins j’avais pu trouver quelque chose à boire ou à manger; mais les soldats se sont tout approprié, et j’en suis réduit à aller l’estomac creux, me promener dans les rues de la ville couvertes de deux pieds de neige.
Tout à coup la nouvelle se répand que les Autrichiens sont entrés à Schleswig. Cette nouvelle produit parmi les troupes un effet d’enthousiasme. Seuls les habitants de Rendsburg restent calmes. Ils semblent indifférents à tout ce qui se fait autour d’eux. - Le bonheur d’avoir été délivré du joug des Danois les rend muets, me dit un officier prussien. - Je voulus bien le croire, et je résolus d’utiliser le temps de loisir qui m’était fait forcément donné à me rendre à Schleswig (33 km) L’entreprise était pénible, mais mieux encore valait passer la nuit à marcher vers cette ville que d’enfoncer sans but dans la neige de Rendsburg.
En route pour Schleswig
Je trouvai un compagnon de voyage, et nous voilà partis par 14 degrés centigrades, ne connaissant aucun chemin, mais gaiement.
Le chemin, heureusement, n’était difficile, ni à trouver ni à parcourir. C’est une chaussée à peu près en ligne droite, flanquée de deux talus d’environ six pieds d’élévation. Ces talus sont destinés à protéger la route des inondations assez fréquentes dans ces parages. Le pays tout entier a un aspect de désolation que rendaient plus triste encore les événements du moment. Des marais bordent la route sur laquelle nous marchons deux heures sans rencontrer âme qui vive.
Aussi loin que la vue peut s’étendre, ce sont des bruyères presqu’entièrement couvertes de neige. Une lumière nous apparait au loin. Nous doublons le pas et nous arrivons à la porte d’une pauvre cabane abandonnée. Partout, sur cette misérable habitation, on voit l’empreinte des balles. Sur la neige des mares de sang sont gelées. Nous pénétrons à l’intérieur; l’étable est vide, et dans les chambres les meubles sont renversés. Un chien, le dernier gardien de la cabane danoise expire d’un coup de baionnette à côté d’une lampe restée allumée.
Nous continuons notre marche. Nous avons encore six lieues à faire pour atteindre Schleswig et le froid devient de plus en plus vif.
Quelques chaumières sont, comme la première, servi d’embuscades ou de refuge aux blessés. Nous ne faisons qu’y jeter un coup d’oeil en passant. Elles sont abandonnées.
Enfin, nous atteignons une auberge occupée par un arrière-poste autrichien; une sentinelle barre la route; nous lui offrons un cigare, elle en prend deux et nous passons.
Dans l’auberge où nous pénétrons se trouvent quelques bancs, des tables, mais point de feu. Trois blessés autrichiens sont couchés sur un mince matelas; les malheureux soupirent à la fois de leurs blessures à peine pansées, du froid et de la faim; ils n’ont rien mangé depuis vingt-quatre heures. Quelques soldats valides sont attablés et jouent aux cartes. Ils prennent mon compagnon véritablement pour un Viennois, et ils nous parlent de Magenta et de Solferion. Ces braves gens ont si peu l’idée de ce qui a amené leur intervention dans le Holstein, qu’ils nous ont demandé pourquoi ils se battaient, et mon compagnon leur a répondu en toute franchise qu’il n’en savait, rien lui-même.
Le jour commençait à poindre, et après nous être remis en route nous rencontrâmes un certain nombre de convois de blessés. Pour ralentir la marche des troupes ennemies, les Danois avaient fait sauter les ponts. Le dégel commença subitement. Nous pataugions dans un bourbier affreux. Par moments nous enfoncions jusqu’aux genoux. C’est ainsi que l’armée tout entière a marché durant plusieurs heures. Qu’on s’étonne après cela du grand nombre de malades à la suite de cette campagne!
L'arrivée à Schleswig
Enfin nous sommes à Schleswig. J’examine les moyens de défense, et je vois du côté de la route de Rendsburg un premier ouvrage en terre de trente à quarante pieds de hauteur. Tout autour sont des marais et des étangs profonds. La chaussée était barricadée d’une manière formidable; mais les Danois ayant appris que malgré le dégel le Schlei avait été assez fortement glacée pour permettre le passage à l’ennemi, ils se virent tournés et battirent en retraite après avoir fait sauter un pont. Derrière ce pont se trouvait une seconde barricade. C’est là que le duc de Wurtemberg (Alexandre de Wurtemberg), commandant le régiment autrichien le Roi-des-Belges, a eu les doigts d’un pied emportés.
La ville présentait un aspect désolé! Les morts gisaient un peu partout, et cinq ou six maisons écroulées attestaient la connonade; les hôpitaux et plusieurs maisons particulières étaient remplis de blessés danois, autrichiens ou prussiens. Sous un hangar nous voyons empilés cent cinquante cadavres environs. Ils étaient tous blessés à la poitrine ou à la tête, et se trouvaient déjà complètement gelés. Comme pour couronner cet édifice de mort, on voyait par-dessus tous les cadavres, un jeune officier danois dont l’épaule et le bras avaient été emportés par un boulet.
Les Autrichiens ont fait à Schleswig et dans les forts du Danewerke six cents prisonniers parmi les troupes restées pour protéger la retraite d’un gros de l’armée danoise. Cette résistance, qui n’a guère durée que trois heures. a coûté trois cents morts aux Autrichiens.
Quant à la population de Schleswig, elle semblait consternée. Partout on voyait des femmes se lamenter et demander des secours pour les blessés de leur famille.
En attente du départ pour Copenhague
Le séjour de Schleswig n’a rien de bien agréable, aussi suis-je reparti dès que je l’ai pu, pour m’embarquer ici; malheureusement, au moment de fermer cette lettre, on m’apprend que le bateau à vapeur pour Copenhague ne partira pas aujourd’hui, par suite du mauvais état de la mer.
Me voilà donc retenu forcément à Lubeck jusqu’à ce que le vent, qui souffle violemment du nord-ouest, ait changé de direction. Toutes les autres voies de communication entre le Danemark et l’Allemagne sont interdites par les troupes des armées alliées. Or, vous savez l’amabilité avec laquelle ils ont traité mon confrère M. d’Arnoult. Ils ne se sont guère montré plus aimables envers les correspondants des journaux allemands, qu’ils ont tous chassés de Schleswig.