CHRONIQUE MUSICALE
Beethoven
Jamais peut-être autant que cette année il n’avait été fait dans les concerts de musique de chambre une part plus large et plus digne aux compositions du grand, du sublime, de l’incomparable Beethoven.
L’œuvre de Beethoven est impérissable parce qu’elle est essentiellement humaine. Sa grande imagination ne l’a jamais égaré dans les spéculations de l’esprit qui, en musique, se manifestent par des systèmes de polyphonie à outrance.
Chez, lui, les idées venaient du cœur, cette divine source de la mélodie qui est le meilleur de l’inspiration musicale.
Dans l’art des sons, les sentiments se chantent et ils ne sauraient s’exprimer autrement. Si l’harmonie, le contrepoint, les combinaisons de l’orchestre peuvent servir à rendre le chant proprement dit dans toute la force et tout l’éclat de son expression, en aucun cas ils ne peuvent le remplacer.
Beethoven qui avait assez de science musicale pour peindre avec les sons des tableaux de la nature (Il l’a suffisamment prouvé dans la symphonie pastorale), pour se lancer dans le symbolisme avec le lest motiv (un procédé connu de son temps) et faire déclamer à des êtres fantastiques des contes mythologiques dont l’orchestre aurait commentée les divagations plus ou moins poétiques, Beethoven avait un cœur trop bien doué pour s’abandonner à la seule imagination, pour ne pas rester humain.
Ému jusqu’aux plus profondes racines du sentiment, il devait être et il a été le plus émouvant des compositeurs, celui qui dans son art aux physionomies si diverses, a versé le plus de larmes et retracé de plus nobles joies.
On l’a mal apprécié pendant sa vie dans cette frivole ville de Vienne où il est mort de chagrin. A cette heure on le comprend mieux et il s’impose partout où l’on fait de la musique honnête, pour les nobles plaisirs de l’oreille et du cœur.
La Société des derniers grands quatuors de Beethoven (fondée en 1852) continue, salle Pleyel, ses exécutions magistrales avec MM. Maurin, Galliat, Mas et Gros Saintane.
Dans sa troisième séance, les interprètes de la troisième manière de Beethoven nous ont fait entendre le grand quatuor à cordes op. 131, cette œuvre superbe, payée à l’auteur 80 ducats par l’éditeur Schott. Pas cher vraiment.
Beethoven était tout près de sa mort quand il mit la dernière main à ce quatuor, qui est le 14e. Pourquoi le compositeur l’a-t-il écrit en ut dièse mineur, ce qui semble bizarre et présente de grandes difficultés aux exécutants, et pas en ut naturel mineur?
À propos de la tonalité de cette œuvre, un musicographe cite ce mot de Montaigne: “Pour juger si Annibal fit une faute en allant à Capoue, il faudrait être Annibal.”
À cette même séance, nous avons eu la joie douce et harmonieuse d’entendre la sonate pour piano et violon en la majeur de Ozrt, supérieurement jouée par Maurin et notre grand pianiste Delaborde.
Quelques jours plus tard, à cette même salle Pleyel, un tout jeune et déjà glorieux pianiste. M. Édouart Risler, donnait une séance avec orchestre conduit par Lamoureux, où il faisait entendre la 8e, la 4e et le 5e concerto de Beethoven.
On sait ce que valent ces chefs d’œuvre cent fois analysés. Nous n’avons donc qu’à louer l’exécution, qui a été parfaite.
A la quatrième et dernière séance de musique d’ensemble classique et moderne, avec le beau trio en ré mineur de Schumann, le concerto pour piano et violon de M. Chausson, œuvre très intéressante, nous avons eu ce régal exquis la sérénade de Beethoven pour flûte, violon (...?).
Sans porter tort au célèbre flûtiste Hyagnis, qui flûtait quinze cents ans avant Jésus-Christ, il est permis de supposer qu’’il ne ferait pas belle figure aujourd’hui auprès de Taffanel. C’est une merveille que ce trio, merveille d’idées, d’esprit musical et d’habileté symphonique.
Notons, dans le concert de la très distinguée pianiste, Mlle Berthe Berlin (salle Pleyel), les trente-deux variations de Beethoven, exécutées par la bénéficiaire. Le programme aurait pu fournir sur cette composition du grand maître des détails curieux.
L’éditeur de musique Diabelli, à Vienne, avait proposé aux compositeurs un motif de valse de sa façon à varier pour le piano.
Il donnait 80 ducats pour six, sept ou huit variations. Beethoven, qui avait toujours besoin de quatre-vingt ducats, se mit à la besogne et prenant plaisir au jeu, écrivit sur ce thème “trente-trois” variations.
Et il fit dire à Diabelli qu’il lui en ferait encore trente-trois autres, s’il le désirait: C’est - écrit M. de Lenz - comme une extravagance permise au génie qu’il convient d’envisager cette œuvre exceptionnelle.
À noter dans le concert de l’excellente pianiste Mme Mitault Steiger, la sonate à Kreutzer de Beethoven, exécutée avec le violoniste Nadaud, deux pièces pour violon seul par ce même artiste et tout un chapelet de petits morceaux de piano par Mme Mitault-Steiger, entr’autres la Jolie Fileuse, de G. Pfeiffer.
Enfin des fragments de allirhoé pour deux pianos de Mlle Chamidade. La partie vocale était représentée par Mlle Jeanne Lyon qui a dit à ravir Au petit sentier de M. Joret, biondina de Gounod et d’un style magistral et d’une expression pathétique admirable, le larsia Chlio Pianga de Haëndel.
Très belle séance de la Société chorale d’amateurs, avec la Rebecca, scène biblique de César Franck; le Coetit narrant, psaume XVII, soli et choeurs de Saint-Saëns; un chant nuptial, chœur pour voix de femme, de M. Chausson, et ce joli fragment de Thamara, de Burgault-Ducoudray; chœur d’Almées et Rêve de Nour-Eddin.
Donnons un souvenir très honorable aux concerts de Mlle Jenny Pirondon, de M. Mariotti, des demoiselles Hélène et Marguerite Moulins avec le concours de MM. Francis Thomé, Marsich et Mariotti, de la soirée de Mme Adèle Muller qui, après avoir fort bien joué la rhapsodie d’Auvergne, s’est fait chaleureusement applaudir avec deux bien jolies compositions de Pfeiffer: Ritournelle et la Sérénade de Chérubin.
À retenir et à signaler aux pianistes dans le concert de Mlle Mary Page conte d’avril (que l’on peut agréablement dire dans tous les mois de l’année) du maître Wildor.
Nous retrouvons les trente-trois variations de Beethoven sous les doigts de Mme Henri Jossig qui a donné son concert seule et a cueilli amplement pour un beau bouquet pianistique des fleurs dans les jardins de Bach, de Saint Georges, de Franck, de Schumann, de Chopin, de Liszt, de Schubert, etc.
L’archet de Madrick a chanté à ravir au concert de Mlle Marguerite Weyler qui, elle s’est fait applaudir dans une sonate de piano et de violon, de A. Duvernay, comme aussi dans le concerto de salon pour deux pianos de Mlle Chaminade et dans plusieurs pièces pour piano seul.
Combien délicieuse est la célèbre romance en fa de Beethoven jouée par Madrick et combien originale et plaisante l’introduction et Sckerzo composés pour ce virtuose par le tant regretté Lalo!
La société de musique moderne, qui tient ses assises dans la jolie petite salle Pleyel, nous a fait entendre à sa deuxième et dernière séance, trois belles compositions: le quatuor en sol mineur de Brahms, le trio en fa majeur de Godari et le quatuor en fa de Boellmann. Exécutants: Mlles Berrière et Vermèse; MM. Gargatiade et Monteux.
Quelle noble et belle société que la Société de musique de chambre pour instruments à vent dont Taffanel est le directeur à la fois et l’incomparable virtuose!
On entend là des œuvres musicales qu’on n’entend nulle part ailleurs, et leur exécution donne un démenti au dicton: “La perfection n’est pas de ce monde.”
Le programme de la cinquième séance se composait d’un otetto de Lachner, d’une suite de Le Borne, su septuor de Hummel avec Diémer au piano et de la ravissante sérénade de Beethoven dont nous parlons plus haut, jouée par Taffanel, Berthelier et Trombetta.
M. Lefort a donné, salle de Géographie, sa dixième et dernière séance. Le programme était des plus intéressants. C’est une œuvre toute charmante et supérieurement traitée que la quintette à cordes en si bémol de Mendelssoh, enlevé d’archet de maître par MM. Lefort, Tracol, Giannini, Berquet et Casella. Que dire de la sonate de Mozart pour piano et violon, en la majeur?
Tous les amateurs de musique de chambre la connaissent, elle est exquise; mais on n’a pas tous les jours l’heur de l’entendre par des artistes tels que Delaborde et Lefort.
La suite pour flûte et piano, exécutée par l’auteur et Taffanel, nous a charmé; enfin, Mlle Prégi, qui représentait le chant vocal à ce concert, a mérité les applaudissements de toute la salle, avec une vilanella de Reber, une mélodie de Tchaïkovski, intitulée Pourquoi! et le Doux appel de Widor, avec accompagnement de violon.
Aimez-vous Widor? Oui, certainement. Eh bien, on en avait mis partout dans le concert du 12 avril dirigé par Widor au palais d’hiver du Jardin d’Acclimatation.
C’est d’abord la première audition d’une Suite pittoresque, fort jolie et qui a beaucoup plu. Bravo! Widor.
C’est, après cela, un concerto pour piano et orchestre exécuté par l’éminent pianiste Philipp. Bravo Philipp et bravo Widor. Venait ensuite le bel adagio de la deuxième symphonie de Widor. Bravo Widor.
Enfin l’orchestre nous conte en cinq parties le Conte d’Avril, que Widor a arrangé pour deux pianos et qu’il a joué salle Érard avec Philipp. E sempre bene et toujours bravo Widor. Sous la direction d’un tel maître, les concerts du Palais d’hiver devaient attirer la foule et c’est ce qui arrive.., Bravo! Widor.
La réputation de Mlle Clotilde Kléberg comme virtuose pianiste n’est plus à faire, et depuis longtemps déjà tous les maîtres compositeurs du piano ont passé sous les doigts de la brillante virtuose.
Dans ces deux mémorables séances chez Érard, à noter tout particulièrement la première audition du “Poème Sylvestre”, de Théodore Dubois, dédié par l’auteur à son éminente interprète.
C’est une suite de six tableaux rustiques qui sentent bon à l’esprit et rafraîchissent le cœur.
Autre pianiste de grand talent: Mme Gabrielle Ferrari, qui a eu la bonne fortune d’avoir dans son programme cette perfection chantante qui se nomme Mme Adèle Isaac. Délicieuse soirée, en vérité
Sarasate, le grand violoniste, a donné plusieurs concerts, salle Érard, et il me paraît inutile d’ajouter que chacun de ces concerts a été pour cet artiste un triomphe des plus éclatants. Prononcer le nom de Sarasate, c’est représenter en huit lettres tout l’art de jouer du violon.
Wekerlin, le compositeur élégant, le musicien érudit, bibliothécaire du Conservatoire, s’est donné le plaisir - plaisir partagé - d’une soirée musicale par invitations dans laquelle, naturellement, on a exécuté bon nombre de compositions de Wekerlin.
Toutes les promesses du plantureux programme ont été tenues. Il y a eu de chaleureux bravos pour Mme Conneau et Mme de Miramont-Tréogate; pour MM. Auguez et le ténor Maugière, et pour deux bons élèves du Conservatoire, Mlle Baiteille et M. Morpain.
Quant à MM. Taffanel et Guillet, ils ont exécuté à miracle la délicieuse Pastorale pour flûte et hautbois de Wekerlin que déjà nous avions entendue par ces mêmes artistes au Conservatoire.
Que Salomon soit ou qu’il ne soit pas l’auteur du: “Cantique des cantiques”; que l’on considère ce “Chant des clients” comme une épithalame sous la forme d’un drame, ou qu’on l’envisage comme une collection d’idylles, ou bien comme un poème d’une forme particulière dont Théo...? serait le véritable auteur; enfin que l’on porte à croire avec (?) que le sens de cette belle poésie orientale paraît obscur à cause de l’intervention des chapitres à ce point que c’est par le dernier qu’il faudrait en commencer la lecture, toujours est-il qu’il se dégage de cette œuvre un parfum de poésie et que les descriptions et les scènes épisodiques sont riches de couleur locale et grandement intéressantes au point de vue des mœurs de l’époque.
La Rose de Savon dont nous avons entendu de larges fragments, est un poème lyrique imité du “Cantiquie des cantiques”. Les vers fort bien faits sont de M. Henri Lefebvre et la musique, pleine de saveur, est de M. Woollett.
Notre distingué confrère Hugues Leroux avait prêté à cette audition le concours de son talent de conférencier, commentant le poème avec autant de facilité que de charme.
J’ai beaucoup aimé l’introduction instrumentale réduite pour le piano et exécutée par l’auteur. J’ai eu grand plaisir à entendre le duo entre la sulamite et le berger.
La Berceuse chantée par le ténor d’une voix très sympathique est des mieux réussies.
Je citerai encore l’entrée de Salomon dans Jérusalem au retour d’une victoire. Comme contraste à l’amour chaste de la sulamite et du berger, nous avons les chants voluptueux et les danses sensuelles du harem.
Le chœur du guet est bien. La scène qui termine la dernière partie du poème est toute imprégnée d’une poésie douce et pénétrante.
La Rose de Savon est demeurée digne de son nom et le chœur célèbre l’amour “fort comme le mort” qui peut triompher même de la splendeur du trône de Salomon. Je ne ferai qu’un reproche à Woollettt, c’est d’avoir usé un peu trop dans l’ensemble de sa jolie partition du rythme et des tours de phrases orientaux avec les intervalles empruntés à la Norma.
Nous serions heureux que l’occasion nous fût offerte d’entendre la Rose de Savon avec l’orchestre au complet et des chœurs nombreux et bien disciplinés.