CHRONIQUE MUSICALE
Mme Marie Jaêll — MM. Philipp et Berthelier — M. Elie Delaborde — Christian Sinding — M. Édouard Nadaud — Mme de Serres (Mme Montigny—Rémaury) — Trompettiste Teste — MM. Nadaud, gobier, Laforge, Gros Saint—Ange et De Bailly — Mme Conneau — Mme la baronne de Scotti — violoniste Paul Viardot — pianiste Aimé Thibaut — violoniste Laforge, L. Bernard — Mme Berguet du Minil, pianiste — violoniste Mendels et Baretti — Lefort, violoniste et Casilla, violonceliste — Diémer — Mme Muller de la Source — Louis Lacombe Winkeivied — M. Dimitri — Mlle Marguerite Lavigne — Galetti — M. Petschikoff, violoniste russe — Mme Caroline Sella, chanteuse d'opéra
Le froid refroidit jusqu’à la glace, il ne refroidit pas l’enthousiasme des amateurs de musique de chambre qui sont des sectaires à tout braver pour l’honneur et le culte de leur dieu.
Dans cette dernière quinzaine de frimas assortis, glace, neige, givre, grésil, verglas, où on n’aurait pas mis à la porte le baron de Reinack, les concerts n’ont chômé ni chez Pleyel, ni chez Érard, ni dans aucun des huit ou dix autres locaux ouverts un peu partout dans les différents quartiers de Paris, aux séances de musique de chambre.
C’est là un symptôme des plus caractéristiques du progrès musical accompli dans la masse des amateurs de musique, depuis un certain nombre d’années en notre pays si longtemps réfractaire à la musique symphonique des grands maîtres.
Mme Marie Jaëll
Mme Marie Jaëll - une individualité de marque dans le monde des pianistes - a pris pour elle seule six soirées des grands salons Pleyel, et ces six soirées ont été pour les plus sérieux amateurs de belle musique, des soirées de gala inoubliables. Mme Jaëll est l’artiste des plus audacieuses entreprises.
Il y a trois ans, elle nous a fait entendre, dans les mêmes salons Pleyel, et en une seule soirée, les quatre concertos de Saint-Saëns, avec orchestre.
L’an dernier, elle nous initiait en plusieurs séances aux dernières compositions de Liszt pour piano - des torrents de traits en sixtes, en octaves, diatoniques, chromatiques et électriques du pôle nord au pôle sud du clavier, ce qui, peut-être, était plus étonnant que charmant.
Cette année, c’était moins curieux, mais beaucoup plus sérieux. Orientant sa virtuosité vers le beau musical, hier, Mme Jaëll a comme ouvert l’exposition des trente-deux sonates de Beethoven, œuvre monumentale, immense dans son ensemble, œuvre merveilleuse où se révèle dans toutes ses parties le génie incomparable de cette divine âme d’artiste.
Ah! Qu’il les avait bien comprises notre grand Berlioz, ces sonates cosmos de l’immense Beethoven lorsqu’il écrivit: “C’est dans les sonates qu’il faut peut-être chercher le dernier mot du maître. Le moment viendra où ces œuvres, qui laissent derrière elles ce qu’il y a de plus avancé dans l’art, pourront être comprises, sinon de la foule, du moins d’un public d’élite.”
C’est une expérience à tenter. Si elle ne réussit pas, on la réitérera plus tard. Les grandes sonates de Beethoven serviront d’échelle métrique “pour mesurer le développement de notre intelligence musicale.” L’expérience, Mme Saëll a voulu la tenter; elle a pleinement réussi, et comme rien n’encourage autant que le succès, elle sera renouvelée certainement.
Quand Beethoven composa la symphonie avec chœurs, la messe en ré, ses derniers quatuors et ses dernières sonates - où les plus grandes beautés s’allient souvent à des passages si baroques, si obscurs, qu’ils ne semblent avoir été écrits que pour éveiller les plus étranges conjectures - le maître sublime en était arrivé à cet état de surdité qu’il ne distinguait plus aucun son.
C’est certainement au défaut du contrôle de l’oreille qu’il faut attribuer, dans les dernières productions de Beethoven, les obscurités qu’on y remarque et les exagérations de certains développements qui, quoique toujours supérieurement écrits, paraissent disproportionnés à l’oreille.
La quatrième séance de MM. Philipp, Berthelier, Loeb a été particulièrement intéressante. Jamais Brahmes ne fut plus heureusement inspiré que dans son trio en ut mineur. L’andante, notamment est ce qu’on peut dire exquis.
Les amateurs de musique de chambre connaissent tous la sonate pour piano et violon en ut mineur du compositeur norvégien Grieg. Cette œuvre d’un caractère si original et si pleine de charme, a été délicieusement exécutée par MM. Philipp et Berthelier.
M. Elie Delaborde, pianiste
Le grand pianiste Delaborde a fait dans ce chef d’œuvre appelé: “Variations pour deux pianos sur un thème de Beethoven par Saint-Saëns” vis-à-vis à Philipp et il est impossible d’imaginer une exécution plus magistrale, plus puissante, à la fois mieux nuancée et plus délicate.
C’est assez la mode en ce moment de consacrer des séances entières à l’exécution d’œuvres d’un seul auteur.
Nous avons eu par MM. Parent, Selmeer, Bailly, Ronchini et Delafosse, un concert Brahmes dans lequel ne figuraient que des œuvres de ce compositeur illustre. On y a entendu un quintette avec clarinette dont la seconde partie est d’une inspiration très élevée et fort poétique. On a beaucoup applaudi la sonate pour piano et violon, jouée avec une délicatesse extrême par MM. Delafosse et Parent.
M. Christian Sinding
Une autre composition pour deux pianos, due, celle-ci au Suédois Christian Sinding, renferme nombre de passages fort réussis; mais l’ensemble a paru trop long. Il y a dans le final plus de bruit que de véritable musique.
La première séance de musique française, fondée par M. Édouard Nadaud, a fait merveille. Elle était entièrement consacrée à l’exécution d’œuvres de Saint Saëns.
Le septuor de ce maître pour piano, trompette et instruments à cordes a été magistralement joué par Mme de Serres (autrefois Mme Montigny-Rémaury), par le virtuose trompettiste Teste et MM. Nadaud, Gobier, Laforge, Gros Saint-Ange et de Bailly.
Le son si pur, si plein, si pénétrant de la trompette de M. Teste, m’a fait supposer que l’instrument était armé de l’embouchure rayée de M. Guilbaut, une très heureuse invention dont le ministre de la guerre vient d’autoriser l’expérience dans tous les corps de musique de l’armée.
On ne saurait se figurer, quand on ne l’a pas entendu, combien le timbre si fier, si épique de la trompette s’allie heureusement avec le son du piano et les harmonies des instruments à cordes.
Les informations suivantes ont été prises sur le site
http://la.trompette.free.fr/piccolo_hist.htm
«C'est aussi l'influence de Teste qui a fait de la trompette en Ut la norme dans les orchestres français. Cette trompette en Ut était la même
trompette en Ré équipée de coulisses d'Ut.
En 1885 Teste fit construire par Besson une trompette en Sol aigu pour une exécution du Magnificat de Bach...»
Le deuxième trio de Saint-Saëns (dont nous avons parlé dernièrement) a eu pour interprètes MMes de Serres, Nadaud et Gros Saint-Ange.
N’est-ce pas dire que l’exécution a été parfaite? Nous retrouvons cette grande pianiste et son digne partner, M. Nadaud, avec la sonate pour piano et violon (op. 75).
C’est miracle la manière dont les virtuoses ont enlevé cette œuvre d’une extrême difficulté de mécanisme.
Mme Conneau, de son beau style et de sa voix large et sympathique, a supérieurement chanté Aimons-nous et une mélodie exquise (qu’on a redemandée), les Fées.
Cette mélodie pour assises poétiques un accompagnement de piano à quatre mains, d’un effet fantastique ravissant. Il a été dit avec une délicatesse extrême - une vapeur sonore - par MM. Bourgeois et Pickmart.
Mme la baronne de Scotti a mis l’autre soir, salle Pleyel, sa voix charmante et son talent suggestif - un mot à la mode - au profit des pauvres, si nombreux, hélas! Cet hiver à Paris.
Ont concouru à ce concert de bienfaisance: le violoniste Paul Viardot, toujours si applaudi, le pianiste Aimé Thibaut et quelques autres musiciens distingués. La soirée devait se terminer par une comédie en un acte, les Espérances.
Ces espérances ont été déçues. Les comédiens ont fait défaut. Mais quoi, la recette pour les pauvres, était faite; et personne n’a réclamé.
Une soirée intéressante entre toutes, a été celle du violoniste Laforge, avec le concours de MM. Pfeiffer et Philippe. On y a exécuté le quatuor en fa mineur pour piano et cordes, de Georges Pfeiffer, une œuvre écrite et exécutée de main de maître par l’auteur, Laforge, Leplat et Gurt.
L’éminent pianiste Phillipp a fait merveille avec le très excellent violoniste Laforge, avec la remarquable suite pour piano et violon de L. Bernard.
Il est rare de voir une réunion de femmes plus élégantes et plus charmantes, - y compris la bénéficiaire - que celle qui se trouvait dans les Salons Pleyel pour le concert de Mme Berguet du Minil.
Si l’œil était charmé, l’oreille fut mise en fête à entendre la délicieuse pianiste exécuter avec un rare fini de mécanisme et un goût impeccable, des œuvres de Beethoven, de Chopin, de Schumann, de Godard, de Marty, de Thomé, de René, de Mlle Chaminade, etc.
Avec l’auteur, cette vaillante artiste a exécuté les Variations artistiques pour deux pianos, de Georges Pfeiffer, que le distingué auditoire a écouté avec un vif plaisir.
Il est ravissant le thème de Pfeiffer, sur lequel il a brodé avec un art parachevé les variations les plus ingénieuses, les plus intéressantes et les plus distinguées qu’un pianiste-compositeur puisse offrir aux doigts exigeants de virtuoses véritablement musiciens.
Une bonne part des applaudissements nombreux de cette charmante soirée a été prise par le violoniste Mendels et le violoncelliste Baretti.
La salle de Géographie est un temple rempli de fidèles fervents chaque fois que Lefort y donne ses belles séances de musique de chambre.
D’Émer s’y est fait entendre l’autre soir dans le nouveau trio de Saint Saëns qu’il a exécuté avec le violon de Lefort et le violoncelle de Casilla.
Associé à ce dernier, Diémer a joué sa sonate en ré, qui ne manque jamais son effet. Donnons un gracieux souvenir à la cantatrice Mlle Prégi, et saluons avec respect Haytda, le père du quatuor et de la symphonie qui avait sa place bien remplie à la troisième séance de M. Lefort.
Entrez avec moi dans la salle d’horticulture, vous qui aimez l’art vocal, trop délaissé depuis quelque temps pour l’art instrumental, dont personne plus que moi ne reconnaît les mérites, mais qui a le grave tord de tout envahir, de tout écraser.
Honneur, tant qu’on voudra, à la clarinette, au basson, à la flûte, aux violons et à tous les cuivres, à pistons, mais, pour rester humains, n’excluons pas la voix humaine, laquelle a bien aussi, sa raison d’être musicale.
Mme Muller de la source
Il faut vivement applaudir et encourager, par tous les moyens possibles, une artiste distinguée et convaincue, Mme Muller de la Source, fondatrice du “Quator vocal”, qui est aussi présidente de la Société chorale “Les Filles d’Euterpe”.
Mme Muller de la Source, avec la Société du “Quator vocal”, qu’elle dirige avec la foi d’un apôtre, depuis dix ans, remplit une véritable mission artistique, entourée de chanteurs de talent, elle offre à son auditoire des exécutions vocale des maîtres anciens et modernes, pleines d’intérêt de charme.
C’est ainsi qu’à la matinée du 22 janvier dernier, nous avons entendu des fragments de l’opéra de notre cher et tant regretté maître Louis Lacombe Winkeivied, donné pour la première fois au Grand Théâtre de Genève, avec un succès éclatant.
Ces fragments, applaudis avec transport et redemandés, donnent la plus haute idée de la valeur de l’œuvre de l’auteur inspire de Sapho.
Rien de plus vigoureusement pensé, de plus original et de plus effectif que l’air de la Plume de paon, que M. Dimitri chante à merveille.
Rien de mieux conçu pour le théâtre, de plus noble et de plus heureusement mélodique que la scène, le duo, le trio et le quatuor de ce même Winkeivied, que MM. Rondeau et Dimitri, Mme Muller de la Source et Mlle Marguerite Lavigne voudront chanter partout où ils se trouveront réunis ces superbes fragments.
Cette séance de musique vocale a été fort joliment illustrée par des pièces de piano exécutées à ravir par Galetti et égayée par des monologues de M. de Vineuil.
Cette revue des concerts de musique de chambre, quoique bien incomplète, est déjà longue. Nous ne voulons pourtant pas le clore sans mentionner le brillant concert donné par le jeune et déjà célèbre violoniste russe, M. Petschikoff.
Il a joué en grand artiste des œuvres de Bazzini, de Tschaïkowski et une berceuse de sa composition du plus doux et poétique effet.
Mme Caroline Sella, qui, à l’Opéra, créa le rôle de Françoise de Rimini dans l’opéra d’Ambroise thomas, a chanté à ravir le Nil, de X. Leroux, qui a été redemandé, et le maître Pugno a eu les mêmes honneurs, avec un beau scherzo valse de sa composition.