Le Soleil, Mercredi 19 juillet 1899 |
||
Cléophé à Anticosti Ses impressions de voyage
Chapitre 3
par Ulric Barthe
Je vous disais hier, reprit Cléophé, devant un auditoire encore plus nombreux que la veille, que M. Menier fait une bonne affaire en même temps qu’une bonne œuvre, et voici quelques raisons à l’appui.
L’établissement de la baie Sainte-Claire ou English Bay n’est qu’un premier essai, et le centre de la colonie sera bientôt la baie Ellis, ou Gamache.
Voilà un vrai port de mer taillé par la nature. Il ressemble beaucoup à la Grand Baie du Saguenay.
Il y a un port de trois milles entre les deux pointes avancées, qui en gardent l’entrée, à droite, le cap Henry, à gauche le cap à l’Aigle, mais en réalité, le passage à eau profonde n’a qu’un demi-mille de largeur, le reste étant occupé des deux côtés par des bancs de récifs qui font un barrage naturel.
Du seuil du cottage qu’habite M. Georges Martin, au bord de la baie, je remarque une ligne blanche là-bas.
C’est la mer qui déferle furieusement le long de ce barrage à l’intérieur de la baie, calme plat pourtant.
Malheureusement la nature n’a pas complété son ouvrage dans cette rade spacieuse pour loger à la fois tous les navires qui fréquentent le Saint-Laurent, la profondeur de l’eau ne dépasse guère vingt-quatre pieds.
M. Martin est là depuis le printemps, très occupé à faire des sondages, et des études sur les meilleurs moyens à prendre pour créer un port accessible la haute navigation.
Il avait d’abord tracé les plans d’une jetée gigantesque de 1,500 mètres, soit plus de 4,500 pieds; mais des récents sondages lui ont fait constater qu’à une certaine distance au large, le fond est moelleux et qu’il serait peut-être plus avantageux de faire du dragage.
Le coût de ces travaux est évalué entre quatre et cinq cent mille piastres, et c’est une affaire peut-être de quatre ou cinq ans d’ouvrage.
Toutes les données ont été soumises à M. Menier, et l’on s’apprête à commencer les travaux d’appontement.
Quand le port de la baie Ellis sera ouvert, l’établissement d’une grande pulperie à Anticosti sera aussi un fait accompli, et alors M. Menier aura de quoi se rembourser de ses frais, car le bois de pulpe abonde dans l’île. On peut dire qu’elle en est couverte.
Il y a dans les estacades de la baie, 71,000 billots, et une scierie portative a été installée sur la rive pour commencer la construction de l’appontement.
On terminait l’autre jour, un grand «loghouse» en bois écorcé pour l’habitation des ouvriers.
La pulpe d’Anticosti, avec l’avantage de deux jours de navigation de moins que de Québec sera directement exportée en Europe, où il y pour longtemps un marché presque illimité.
La pêche et la chasse sont prohibées à Anticosti, mais il n’en sera pas ainsi toujours.
L’île est un immense parc à gibier, où les espèces, laissées libre pendant quelques années, vont se reproduire rapidement.
On a parqué dans un enclos en fil de fer, le long du chemin carrossable de la baie Ellis de magnifiques spécimens de renards argentés qui vont très bien.
Anticosti sera donc dans peu d’années, le grand marché de cette fourrure recherchée.
De jeunes castors relâchés dans les bois, l’an dernier, ont donné de leurs nouvelles depuis le printemps par les débris de branches d’arbres à demi rongés, trouvés dans leur voisinage.
La morue et le homard abondent tout autour de l’le.
Dans la baie Ellis, on n’a qu’à plonger au hasard un bâton dans l’eau pour en retirer de magnifiques crustacés.
À bord du «Savoy», on nous a servi au retour de superbes spécimens tout imprégnés d’eau de mer dans leur carapace.
Cette abondance est d’autant étonnante que la pêche au homard a manqué cette année sur la côte de Gaspé.
Ca et là on a installé dans l’eau de la baie Ellis de petites enceintes à claire-voie où l’on conserve les homards pour les manger frais; on n’a plus qu’à aller chercher son diner quand on est prêt.
L’agriculture de l’île est en train de faire ses preuves. Les 125 arpents ensemencés autour des premiers établissements ont une magnifique apparence.
Au retour, à Rimouski, je faisais remarquer à un camarade de voiture que les pommes de terre, et l’avoine de l’île d’Anticosti étaient décidément meilleurs même que dans la plupart des champs de la terre ferme.
Le succès des premières cultures a donné l’idée d’expérimenter, cette année, sur le blé, les pois, le mil et le trèfle. Dès l’an dernier, on exhibait de remarquables légumes d’Anticosti.
Toutes les vieilles légendes s’en vont avec les vieilles lunes.
Sans doute, notre visite a été courte et superficielle, mais elle a suffi pour nous convaincre que l’île d’Anticosti a été affreusement calomniée.
La ferme de la baie Sainte-Claire possède déjà un magnifique troupeau de bétail qui a très bonne envie de vivre.
Pour ma part, en cueillant près de la tombe quasi historique de Gamache et de sa compagne, une vingtaine de variétés de belles fleurs sauvages, je me faisais ce raisonnement : s’il y a quelque chose qui ne va pas ici, c’est plutôt que ca va trop.
La végétation est trop vivace; la nature abondante à elle-même a trop produit; les plantes se sont étouffées; les arbres n’ont pu grandir davantage précisément pour la même cause de surproduction.
Cependant, en plusieurs endroits, le long de la magnifique route gravelée qu’on a percée à travers la forêt, nous avons remarqué des futaies de grande taille, parce que sans doute la promiscuité était moins gênante. |
C’est de l’air et du soleil qu’il faut maintenant à cette terre réputée inculte parce qu’on ne l’a jamais cultivée.
L’eau y abonde de toutes partes. L’île entière est sillonnée de grandes rivières, dont on ne connaît encore qu’imparfaitement le cours.
La carte d’Anticosti est encore à faire, et d’une année à l’autre on marchera de découverte en découverte.
Savanes incultes, parfois a-t-on dit méprisamment, sans se rendre compte que ces non-valeurs peuvent aisément se métamorphose en champ fertile; témoin, les merveilles opérées dans les landes françaises, où M. Menier a, me dit-on, de la propriété.
Cette expérience probable va porter bonheur à Anticosti, car la colonie est déjà en train de conquérir des étendues de terres immenses.
Pour ma part, après avoir vu les admirables travaux d’irrigation de la baie des Anglais et de la baie Ellis, j’ai facilement compris le sentiment de découragement des premiers possesseurs du sol à la vue de de cette île couverte superficiellement de tourbe molle, formé de l’humus végétal accumulé pendant des siècles, et toujours détrempée par des eaux croupissante.
Que fallait-il pourtant?
Quelques canaux de drainage pour entrainer à la mer toute cette humidité.
Du défrichement pour permettre au soleil de pénétrer profondément le sol. C’est ce qui se fait en ce moment à Anticosti.
J’ai sous les yeux une photographie du lac qui séparait le village de la baie Sainte-claire des collines voisine.
L’image donne l’impression d’une petite mer intérieure. Aujourd’hui on ne s’y reconnaît plus. Cela a coûté un travail gigantesque.
Mais on a fini par vaincre la nature. Le grand lac de l’an dernier s’est abaissé de six pieds, et les marais voisins s’égouttent rapidement dans le lit de ce qui n’est plus à vrai dire qu’un étang, qui lui-même sera bientôt disparu, laissant à découvert une superficie arable de plusieurs centaines d’acres.
On procède de la même manière pour le lac Gagné qui baigne les landes intérieures de la baie Ellis.
Il a fallu plus de mille pieds de tranchées en plein marais sans compter une colline qu’on a dû abattre pour atteindre les bords de la baie.
Le chemin de fer Decauville
Le chemin de fer Decauville rend des services merveilleux à l’occasion de ces grands travaux.
Les minuscules sections de rail de dix-huit pieds de longueur, large de dix-huit pouces; on les transporte aisément à bras, elles se rattachent vivement, les unes aux autres et d’une section à l’autre on y fait circuler sans fatigue, des voitures de charge, des tombereaux à bascule, ou de simples trucs.
C’est ainsi qu’on a déplacé et transporté à de grandes distances, ces anciennes habitations de la baie Ste-Claire, sans même déranger les familles qui les occupaient.
Une autre particularité du pays, c’est que le fond de ces marais qu’on est en train de dessécher contient la substance qu’il faut pour consolider et enrichir la tourbe molle de la surface.
Je peux parler de la marne qui abonde dans cette partie de l’île, et qui est un engrais supérieur pour la terre de même qu’un des principaux éléments du ciment Portland.
À côté du mal, c’est donc le remède et les directeurs éclairés de l’exploitation n’ont pas manqué de l’utiliser.
Aux cent cinquante acres qu’ils ont déjà prises sur la forêt, en arrachant toutes les souches au moyen d’appareils mécaniques, ils viennent d’ajouter de vastes étendues de sol, au moyen de simples canalisations, ce qu’ils appellent du défrichement tout fait.
Autre grand projet très couteux qui se dessine déjà. Un chemin de colonisation au centre de l’île, d’une extrémité à l’autre.
Probablement encore un autre demi-million de piastres à dépenser. Mais c’est bien par le cœur qu’il faut attaquer cette nature sauvage.
C’est par des trouées au sein même de cette forêt qu’il faut procéder pour l’aérer, la réchauffer et l’assainir en laissant tout autour une bordée boisée pour protéger les cultures centrales conte les vents.
Il est difficile d’établir ce qu’Anticosti a déjà coûté à son nouveau propriétaire.
Il y a $160,000 pour le prix d’achat, le coût d’une cinquantaine de constructions en bois savamment appropriées pour leurs objets respectifs, la jetée de la baie Sainte-claire, les chemins macadamisés à travers bois qui ont coûté $2,700 par mille, l’achat du bétail et des animaux forestiers qu’on a entrepris de naturaliser, les salaires énormes payés tous les ans, les $125,000 versés chaque saison par M. Comettant dans le gousset des fournisseurs québécois, les travaux de défrichement, et d’irrigation, etc.
Ajoutons encore une couple de millions de piastres en projets
Le revenu probable d’une province riche en produits agricoles, en poissons et gibier, en bois et en pulpe est manifestement supérieur à la dépense, et je ne crois pas m’être trompé en vous disant que M. Menier fait acte, non seulement de philanthrope éclairé, mais aussi d’homme d’affaire adroit et pratique.
Le commerce de Québec en particulier, pour lequel M. Menier est un si bon client, a contracté, à son égard, une forte dette de reconnaissance, et doit prendre sa part à l’occasion.
C’est pour cela mes amis, que je vous entretiens si longuement de ce que j’ai vu là-bas, persuadé que l’entreprise d’Anticosti gagne à se faire connaître.
Parlez encore, s’écrièrent en chœur les auditeurs, de plus en plus intéressés au récit de Cléophé.
Celui-ci qui avait encore sur le cœur, les quolibets que lui avait attiré son récit de voyage à New-York, se sentit tout fier d’avoir trouvé cette fois un sujet aussi populaire.
Mais l’enthousiasme l’avait épuisé, et il s’excuse en promettant encore de nouveau pour la prochaine séance.
Ulric Barthe |