Le Soleil, 15 juillet 1899 |
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Cléophé à Anticosti Ses impressions de voyage Chapitre 1
par Ulric Barthe
Cléophé à Anticosti, ses impressions de voyage
À sa passion déjà connue pour la pêche à la ligne, notre ami joint maintenant celle des voyages. Sa mémorable expédition du printemps dernier à New-York l’a mis en goût.
Au commencement de l’été, l’Association de la Presse s’est réunie pour délibérer comme de coutume sur le programme de son excursion annuelle.
Il était bien question d’une course à Vancouver, mais la Colombie n’est pas à la porte, le voyage, aller et retour, est une affaire de trois semaines. Ceux qui ont l’argent n’ont pas le temps, et «vice versa», pour les journalistes.
Quelqu’un propose comme moyen terme une promenade à Anticosti, et fut acclamé.
On n’eut qu’à faire part de la bonne intention à l’administration de l’île, qui mit gracieusement son steamer le «Savoy», le seul vapeur qui fréquente habituellement ces parages, à la disposition des journalistes pour quatre ou cinq jours.
Ce n’était pas seulement se mettre… au milieu de la saison où le «Savoy» est constamment occupé à faire le service de l’île, mais aussi s’imposer de ridicules dépenses, car l’appétit du journaliste n’est pas moins redoutable à éveiller que sa curiosité.
S’il emprunte alors les cent yeux d’Argus, on sait également que la presse moderne a succédé à la mythologique «Renommée» (messagère de Jupiter), laquelle passait pour avoir cent bouches, et c’est beaucoup à nourrir.
En mettant le pied sur le pont du «Savoy», les seize confrères devenaient les hôtes de M. Menier, ils l’on été du jeudi au lundi suivant et tous sont revenus avec le même cliché au bout de la plume enchantés de la réception qu’on leur a faite… Mais n’anticipons pas.
Cléophé avait eu vent de l’affaire. Or, les lecteurs du «Soleil» savent déjà que ce brave homme a une très haute idée des attributions et des devoirs de l’individu dans les jeunes sociétés…
Peu de citoyens s’improvisent plus consciencieusement que lui, de leurs fonctions officielles.
L’un des premiers devoirs de sa charge consiste à lire matin et soir, au moins un journal, précaution indispensable dit-il de pouvoir exercer sur les affaires publiques dont il est le juge suprême, cette éternelle vigilance, qui est le prix de la liberté
Les nouvelles légendes qu’on s’est mis à broder sur l’île d’Anticosti depuis que M. Menier en est le propriétaire, lui avaient plus d’une fois mis la cervelle en feu, et il brûlait d’aller voir par lui-même les fortifications et le canon de Fuchod du canadien.
M. Ernest Gagnon, de son propre aveu, est allé à Anticosti pour retrouver les traces du fort de Louis Joliet, le premier seigneur d’Anticosti et de Mingan, une affaire de deux cents ans seulement.
Histoire ancienne dans un cas; fiction dans l’autre. Ni l’un, ni l’autre n’a trouvé ce qu’il cherchait.
L’important pour Cléophé, c’était de faire le voyage. N’étant pas journaliste authentique, il lui fallait recourir à un déguisement quelconque, mais pour les expressions nouvelles de la presse, rien n’est plus facile que le déguisement; ceci sans allusion personnelle du confrère Charles Deguise qui était de la partie.
C’est un jeu de se faire admettre aux privilèges de la presse, en pareille occurrence, comme représentant du Père Argus du Labrador ou d’un écho quelconque.
Cette fois, Cléophé n’eut que faire de recourir à ce coupable expédient.
Celui que le «Soleil» avait chargé de le représenter recule, à la dernière minute devant les questions sociales et publiques grosses de conséquences, peut-être aussi devant les énormes houles, grosses de mal de mer auxquelles il aurait à faire face; j’ai envoyé tout simplement Cléophé à sa place.
Nous retrouvons maintenant notre ami, crânement coiffé d’une casquette marine échappée à quelques naufrages, en train de communiquer à des intimes ses impressions de voyage, mieux que cela, ses théories sur la chose insulaire qui se passent à Anticosti.
On l’écoute avec ébahissement, mais sans avoir l’air de toujours comprendre.
Laissons-lui la parole. Peut-être sera-t-il plus heureux devant le grand public.
Sur le nombre incalculable de lecteurs du «Soleil», il doit se trouver assurément assez d’âmes d’élite pour s’élever à ces hauteurs.
»Mes amis, me dit-il, je me fais l’effet de revenir d’une planète étrangère à la nôtre, j’arrive en effet, d’une terre lointaine, complètement ceinturée d’eau au minimum de soixante milles à la ronde, où l’inquiétude du lendemain d’existe pas!
Pourquoi me fixez-vous drôlement comme cela? C’est exactement comme je vous le dis, j’ai trouvé, là bas, une petite population d’environ cinq cents âmes privilégiées d’une chose qui manque à l’immense majorité des cinq millions de Canadiens. En effet, on n’a pas encore tenté d’introduire un pareil régime.
Comme de raison, nous avons ici des foyers où règne l’abondance, mais c’est la grande minorité et dans la plupart des familles, l’incertitude du lendemain est un terrible pensez-y bien pour les parents.
Ici, et c’est convenu de dire que l’insouciance est l’apanage du jeune âge; là-bas, tous peuvent rester enfants toute leur vie, sous ce rapport du moins.
Vous voyez la différence. Je l’ai bien vue hier à mon retour, moi lorsque ma femme s’est mise à m’entretenir de loyer à payer, de la provision de bois à faire pour l’hiver avant la hausse; puis, il y avait les frais de la dernière maladie, un enfant de plus à mettre à l’école et ainsi de suite. Je ne vous dis pas tout.
Il est vrai que ce serait une grosse épine de moins si nous étions débarrassés de ces trivialités, fit remarquer un grave fumeur, mais il paraît qu’il y a là-dedans un stimulant salutaire.
— Le besoin n’est-il pas l’aiguillon de l’ambition, et en faisant des sans-souci, ne s’expose-t-on pas à faire des paresseux.
— On revient de ces vieilles idées là, répondit Cléophé, surtout quand on revint d’Anticosti.
— Les riches cessent d’avoir de l’ambition, et en faisant des sans-souci, ne s’expose-t-on pas à faire des paresseux. |
Les enfants eux-mêmes qui se moquent pas mal du lendemain, en étudient-ils moins, ne travaillent-ils pas, ne se disputent-ils pas la palme avec ardeur?
La misère le déficit annuel, loin d’être des aiguillons pour l’énergie humaine, ne sont plutôt des agents de découragement et d’inertie.
Ce n’est là, disiez-vous que du raisonnement, mais voici le fait : les privilégiés d’Anticosti sont d’excellents travailleurs et M. Georges Martin qui dirige en personne d’importants travaux d’irrigation, fait les plus beaux éloges des ouvriers canadiens-français, qu’il a sous ses ordres.
Tout ce qu’il leur demande est exécuté à la perfection, l’ouvrage se fait vite et bien et la fainéantise est inconnu.
M. Comettant, l’administrateur de l’île en dit bien autant.
Au reste, il ne faut pas croire que les habitants, de la colonie Menier sont entre les mains d’une petite providence humaine qui pourvoie à tous leurs besoins matériels et leur enlève toute initiative individuelle.
J’ai mes appréhensions sur les succès ultérieur du système, et il y a beaucoup à dire pour et contre cette curieuse organisation sociale.
Mais, ce qu’il y a de sage dans ce paternalisme, c’est précisément qu’il n’est pas absolu.
Il s’arrête à certaines limites. Ainsi, les colons de l’établissement Menier sont logés gratuitement. Ils n’ont rien à payer pour les services publics, la voirie, ni plus tard l’aqueduc, les égouts et le reste.
Pas impôt, ni de répartitions d’aucune espèce, l’école, l’église, la salle publique sont construites aux frais du propriétaire de l’île.
Le curé lui-même est logé et payé par M. Menier. Il en est de même du magister ou de l’institutrice.
Le bois de chauffage est fourni gratuitement à toute la population. Il suffit, pour s’en procurer, d’une réquisition écrite par l’administration.
— On revient de ces vieilles idées là, répondit Cléophé, surtout quand on revient d’Anticosti. Les riches cessent d’avoir de l’ambition.
Les soins médicaux, l’usage de l’hôpital, les médicaments, sont aussi gratuits, de même que la fréquentation de l’école et les livres.
Il ne reste plus à chacun que de pourvoir à sa nourriture et à son vêtement.
L’introduction et l’usage des spiritueux est rigoureusement interdits dans l’île, sauf dans les grandes circonstances où le vin est distribué gratuitement.
À la vue de cette île Anticosti, jadis mal famée, qu’on est en train de métamorphoser comme l’île d’Anteklhysta, inventé par Jules Verne dans
un de ses romans, ma première impression a été d’avoir sous les yeux une autre populaire cité de grand Seigneur millionnaire, en quête de sensation auxquelles bien peu d’humains
peuvent aspirer.
Mais en y regardant de plus près, on trouve encore autre chose. L’entreprise d’Anticosti est tout cela à la fois, et mieux encore.
Peut-être aussi cela suppose-t-il trop de perfectibilité de la nature humaine.
Mais ce serait vraiment dommage de faire manquer, pour d’étroits préjugés, une épreuve aussi intéressante pour l’humanité.
Au nom des expériences sociales on devrait donc l’aider.
Anticosti est plus grande que la Corse et que l’île du Prince-Édouard, et il n’est pas difficile de démontrer que les sommes de profit ne sont pas loin.
Je m’expliquerai plus clairement à notre prochaine rencontre.
Ulric Barthe
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