Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Augustenbourg, le 31 mars 1864
J’ai lu dans un journal allemand une dépêche dans laquelle il est dit que la tentative du 28 n’a coûté aux prussiens que seize blessés et quatre morts. Quelle plaisanterie! Pourquoi n’ont-ils pas su, plus gaiement encore, que non seulement elle ne leur a coûté aucun blessé, mais que, phénomène rare d nos jours, elle a donné lieu à plusieurs résurrections de morts.
Quand on a vu, come je l’ai vu le Rolf-Krake envoyer des bordées de mitraille du Vemmingbund sur le corps de réserve prussien qui attendait dans un chemin creux le moment de donner, et qui n’a fait que recevoir, on peut hardiment évaluer la perte des allemands à six ou huit cents morts ou blessés.
Mais depuis quelque temps c’est un parti pris chez les fils de l’ambitieuse Germanie de paraître toujours vainqueurs et de faire croire qu’ils sont invulnérables.
C’est ainsi qu’ils se sont proclamés vainqueurs des français à magenta, à Solferino et dans toutes les autres batailles de la campagne d’Italie; c’est ainsi qu’ils en sont dits vainqueurs des danois à Missunde, sur mer à Swinemunde, et se proclameront victorieux devant Duppel dans le coup de main raté de lundi dernier, qu’ils qualifieront de reconnaissance.
Oui, les prussiens, que je crois bons soldats, quoi qu’on en dise, mais qui se battent mollement, parce qu’ils reconnaissent l’injustice de cette guerre, et que les polonais et les italiens qu’on lance toujours en avant ne sont que médiocrement satisfaits de se faire tuer pour leurs oppresseurs, les prussiens, dis-je, ont dû reconnaître une chose: c’est que les danois ne craignent point la mort, et qu’ils défendront jusqu’au dernier homme ce dernier boulevard du Sleswig scandinave. Si Duppel doit tomber au pouvoir des assiégeants, il sera réduit lentement, chèrement, par la force et le nombre des canons, mais non enlevé d’assaut par les baïonnettes allemandes.
J’ai eu occasion de causer avec quelques officiers engagés dans l’affaire du 28, et ils m’ont fait connaître certains faits et raconté quelques épisodes de la bataille qui méritent d’être rapportés.
Un officier danois appartenant au 22e de ligne s’empare du fusil et des cartouches d’un soldat allemand; avec cette arme et ces munitions, il a vaillamment combattu les prussiens aux frais de leur gouvernement. C’est la guerre à bon marché.
La nuit qui a précédé celle où les prussiens ont tenté d’enlever Duppel par un coup de main, un officier danois passe devant une sentinelle des avant-postes. La sentinelle demande le mot d’ordre à l’officier.
Celui-ci, trouvant suspecte les allures de la sentinelle qu’il prend pour un espion prussien parlant danois, lui donne un mot d’ordre faux. A son tour, le soldat en sentinelle ne doutant plus que l’officier danois soit un espion prussien parlant danois, croise la baïonnette et l’invite à marcher devant lui.
L’officier, voulant jusqu’au bout vérifier si ses soupçons sont fondés, ne fait aucune résistance et se laisse diriger. Dans l’obscurité de la nuit la sentinelle se trompe de route, et au lieu d’aller vers les fortifications de Duppel, elle se dirige vers l’emplacement du village de ce nom occupé aujourd’hui par les prussiens. L’officier, se croyant suffisamment éclairé, tire son sabre.
De son côté, le soldat joue de la baïonnette. A ce moment arrive une patrouille. Chaque combattant croit que c’est une patrouille ennemie, et ils s’enfuient tous les deux pour ne pas être fait prisonniers. Le lendemain l’officier ayant raconté cette aventure, et le soldat l’ayant fait connaître de son côté, la vérité fut découverte, et on rit beaucoup de cet incident fort plaisant.
Parmi les simples curieux qui ont assisté au dernier engagement, payant ainsi de leur personne l’avantage de contempler ce drame réel, si émouvant et si rempli d’intérêt, je citerai trois anglais, le capitaine Boud, qui a longtemps guerroyé dans l’Inde; un amateur, M. Hall, et M. Auberon Herbert, ex-officier appartenant à une ancienne et très noble famille d’Angleterre. M. Herbert est, dit-on plusieurs fois millionnaire, ce qui ne gâte jamais rien.
J’ai eu plusieurs fois occasion de parler avec ce gentleman, d’humeur calme et réfléchie, qui n’a d’excentrique que son costume de cuir jaune apporté du cap de Bonne-Espérance. Ce costume bizarre n’est pas sans analogie avec celui que portait dans son île Robinson Crusoé.
Cette analogie a frappé tout le monde, et on n’a plus bientôt désigné ce gentleman à Als que sous le nom de l’illustre naufragé. Naturellement son ami, dont le chapeau était orné d’une plume de paon, a été appelé Vendredi. Qui voyait Robinson voyait aussi Vendredi, car ils ne se sont pas quittés cinq minutes pendant tout le temps de leur séjour à Sonderborg.
Aux premiers coup de canon, prélude de l’assaut, Robinson entre dans son cuir jaune, Vendredi endosse son pantalon gris, et les voilà tous deux se dirigeant à grand pas dans le bastion no 8, où ils s’installèrent de leur mieux, au milieu de balles et des éclats d’obus, pour tout voir et tout entendre.
Le capitaine Bond les accompagne avec une gourde immense d’eau-de-vie et des cigares plein ses poches. Il ne boit ni ne fume lui-même, mais il fait boire et fumer les soldats, avec lesquels il cause tranquillement pendant qu’ils combattent.
On s’ennuie à ne rien faire au milieu des balles. M. Herbert cherche à utiliser ses loisirs. Il voit à quelques pas devant lui un homme tomber, et veut lui porter secours. Le ciel est chargé de nuages, et la lune n’apparaît qu’à de rares intervalles, comme une curieuse timide qui met le nez à la fenêtre et se retire aussitôt.
Profitant de la clarté passagère de la blonde planète, les deux amis, qu’il me faut bien appeler Robinson et Vendredi pour faire comme tout le monde, se dirigent à la hâte vers le blessé. Mais l’astre jaloux se cache à l’instant derrière son épais et humide rideau de nuages, et tout rendre dans les ténèbres.
Robinson trébuche contre un corps étendu sur le sol - Voilà le blessé, dit-il à Vendredi. - C’est bien, répond celui-ci, prenez les pieds, je vais soutenir la tête. - Je crois qu’il est mort, reprend Robinson. - Non, il respire encore, mais faiblement, dit Vendredi qui s’est penché suer lui. - Dans ce cas, ajoute Robinson, emportons-le à l’ambulance.
A moment où les deux gentlemen vont accomplir ce devoir d’humanité, et lorsque tous les deux ils ont déjà à moitié soulevé l’infortuné soldat, celui-ci laisse échapper un juron épouvantable et lance de vigoureux coups de pieds à Robinson, pendant que de ses mains il cherche à se dégager des étreintes de Vendredi. - Diable! dit Robinson, quel reste de vigueur chez ce blessé! - Le fait est, ajoute Vendredi, que pour un homme qui a perdu tant de sang, il se rebiffe joliment. C’est un hercule. - N’importe, ajouta Robinson, nous sommes ici pour enlever ce blessé, enlevons-le - Enlevons-le, répète Vendredi... - Ah, ça! Gronde à son tour le blessé, voulez-vous bien me laisser tranquille; vous me chatouillez. - Nous voulons vous ramasser, dit Robinson en s’efforçant de parler danois. - Me ramasser, et pourquoi, cela? - Parce que vous êtes blessés, répond Robinson. - Et, que vous perdez beaucoup de sang, ajoute Vendredi. - Je ne suis point blessé et je ne perds pas de sang, reprend le soldat, voyez ailleurs. Et au même moment il décharge son fusil sur une colonne de prussiens qui avançaient.
Les nobles fils d’Albion comprirent alors que cet homme se tenait couché pour être moins exposé aux projectiles qui sifflaient de toute part, et, sans se laisser déconcerter pour cette musique infernale, ils se mirent à nouveau à la recherche du blessé. Ils le trouvèrent et le portèrent à l’ambulance, aux applaudissements des soldats témoins de cette scène à la fois triste et amusante.
Les journaux de Copenhague ont rendu hommage au courage des trois amateurs anglais, et, je m’associe à eux pour reconnaître que de semblables témoignages de sympathie sont bien faits pour ranimer le moral du soldat.
Un mot heureux d’un soldat pour finir.
Le général Gerlach qui aime beaucoup à causer avec les soldats, s’arrête, il y a quelques jours, devant un soldat en sentinelle aux postes avancés. - Qui a inventé la poudre à canon? demande brusquement le général au soldat. Ce dernier, troublé d’abord par cette demande intempestive, ne dit rien. Mais bientôt après, portant sa main au front comme font les soldats lorsqu’ils parlent à un supérieur: - Celui qui a inventé la poudre, dit-il, c’est le général Gerlach.
Le général sourit et riposta en disant. “Non, mon ami, ce n’est pas moi qui ai inventé la poudre, mais je tâcherai de m’en servi le mieux possible pour la défense du pays.”
Les batteries de Broager continuent d’envoyer des grenades sur les bastions sans les endommager beaucoup et sans blesser presque personne.
De nouvelles batteries prussiennes se construisent vis-à-vis de Rohave. Les Danois envoient en cet endroit des obus pour inquiéter les travailleurs. Il est probable que les prussiens ne tenteront d’enlever Duppel qu’après avoir ruiné tous les bastions. S’il en est ainsi, nous n’aurons rien de sérieux avant quinze jours au plus tôt.
P.S. Dans la lettre, écrite forcément en grande hâte, que je vus ai envoyée avant hier pour vous rendre compte de la tentative d’assaut, j’ai oublié, je crois, de vous signaler un fait qui ne doit pas être passé sous silence.
Parmi les régiments engagés, un de ceux qui se sont le plus vaillamment conduits était entièrement formé d’habitants du Sleswig. Que diront de cela les allemands qui prétendent que les Sleswigois sont tous allemands de cœur et n’attendent que le moment fortuné où ils appartiendront à la Prusse?